"Mieux : les actes douteux de la vie de Sartre me sont généreusement collés sur le dos. Ordure à part ça."
Albert Camus, in Carnets III
Albert Camus

Camus, lecteur des Mandarins

Une note des Carnets III (p.147) indique la réaction de Camus à la publication des Mandarins de S. de Beauvoir. Il note une "ordure" dans le fait que lui, Camus, s'y voit attribuer une bassesse, que Sartre avait en fait commise. Il y aurait donc une insinuation calomnieuse et une vraie trahison de la part de S. de Beauvoir.

En relisant Les Mandarins (1954), on voit tout de suite quel est l'épisode qui a indigné Camus. Au chapitre IX (coll. Folio, T. II, p. 309-333), Henri Perron, pour protéger sa maîtresse (par ailleurs actrice dans sa pièce de théâtre) commet un faux témoignage, face à deux jeunes déportées qui ont identifié un certain Mercier comme les ayant dénoncées et livrées aux Allemands. Perron donne un alibi à Mercier, et le juge le croit en raison de ses hauts faits de Résistance. Le mobile du faux témoignage est sentimental: Mercier menaçait de révéler les actes de collaboration de la jeune Josette Belhomme, amante d'un officier allemand, et aussi de sa mère Lucie Belhomme, propriétaire d'une maison de couture et productrice de théâtre (elle s'occupe au moins des costumes de la pièce d'Henri Perron sur la Résistance, intitulée Les Survivants, et qui en 1946 paraît tout à fait "resistantialist".

Simone de Beauvoir s'est toujours défendu d'avoir fait avec Les Mandarins un roman à clés. Mais aucun lecteur de 1954, familier des journaux de l'époque, ne pouvait s'empêcher d'opérer les identifications suivantes: Perron=Camus, Dubreuilh=Sartre, Anne=Simone de Beauvoir, sans parler des deuxièmes rôles, reconnaissables dès leurs premières interventions dans le cours du récit. Un héros de la Résistance, brillant écrivain, romancier et dramaturge, beau et séduisant, directeur d'un journal nommé L'Espoir, dont il sera amené à partir, ne peut être qu'Albert Camus qui, s'il dirigeait un journal nommé Combat, animait, aux éditions Gallimard, une prestigieuse collection intitulée Espoir. Comme Perron et Dubreuilh ont, sur le problème du Communisme en France, les mêmes divergences que celles qui ont séparé Camus et Sartre, il faut convenir que Simone de Beauvoir n'a pas su ou n'a pas voulu transposer la référence historique en fiction romanesque. Et c'est bien un échec de la romancière, particulièrement sensible dans l'épilogue, qui voit Perron épouser la fille de Dubreuilh, comme si l'on pouvait toujours rêver d'une réconciliation des intellectuels brouillés.

Comme Simone de Beauvoir n'a prêté qu'à Perron une production théâtrale, elle lui fait écrire et jouer la pièce Les Survivants, laquelle correspond dans les moindres détails à Morts sans sépulture (1946) de Sartre. Celui-ci monta cette pièce, comme celles qui suivirent, au Théâtre Antoine, que dirigeait Simone Berriau. Or, Simone Berriau, dans son allure comme dans sa carrière, a bien évidemment inspiré le personnage de Lucie Belhomme dans Les Mandarins. Ce n'est pas offenser la mémoire de Sartre que de rappeler qu'il a toujours porté un intérêt sentimental à ses actrices. Qu'il ait été amené à protéger et à dédouaner un ancien collaborateur dans l'entourage de Simone Berriau, n'a rien d'invraisemblable ni de scandaleux, à notre sens. Nous n'avons aucune preuve d'une telle démarche, mais on a la trace de vigoureuses plaidoiries de Sartre en faveur de hautes figures qui avaient fait preuve au moins de duplicité sous l'Occupation, tels Gaston Gallimard ou Henri-Georges Clouzot. En revanche, le lecteur des Mandarins trouvera très choquant que Simone de Beauvoir avoue un acte délictueux immoral de Sartre, mais en l'attribuant à Albert Camus. L'aveu voilé aboutit à une dénégation, et à une calomnie intolérable. Car une telle défaillance est inconcevable chez un Camus, qui observait, vis à vis de son action dans la Résistance, une double règle de silence et de fidélité. On peut rappeler qu'au moment de la polémique et de la rupture de 1952, Sartre porte aux nues Jean Genet, et Camus met à son zénith René Char. Des devoirs de mémoire à l'égard de la Résistance, ils ne se font manifestement pas la même idée.

Naturellement, Simone de Beauvoir eût été révoltée par la réaction de Camus, et par la justification que nous lui apportons; naturellement, par solidarité quasi-conjugale, Sartre eût invoqué les droits du romancier et dénoncé la bêtise des lecteurs naïfs. Mais, précisément, le tort littéraire de Simone de Beauvoir est de n'avoir pas agencé une fiction assez élaborée pour qu'on pût la lire comme une fiction. D'autres bons esprits ont réagi aussi mal à la lecture des Mandarins, et n'ont pas eu tort de le faire. Les biographes nous disent que la réaction de Nelson Algren devant le roman qui le mettait en scène sous le pseudonyme de Lewis Brogan fut terrifiante - et la politique n'avait là aucune place !


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© Jacques Lecarme - 01/96 Article publié dans le no 39 du Bulletin de la SEC Dernière mise à jour: 18/05/02