"Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme."
Albert Camus, in La Peste
Albert Camus

Camus et le lyrisme
Beauvais - 31 mai / 1er juin 1996


Après l'ouverture du colloque et les diverses interventions relatées dans le précédent Bulletin (juillet 1996, p.47), la première séance est présidée par Jacqueline Lévi-Valensi, et Hervé Ferrage donne la première communication du colloque, qu'il intitule "Le lyrisme et l'histoire".
Pour mettre en perspective le versant lyrique de l'œuvre de Camus, Hervé Ferrage étudie les rapports conflictuels entre lyrisme et histoire. Le terme "lyrisme" au sens d'élévation, emportement, apparaît dans le premier tiers du XIX° siècle. Il prétend à l'universel; l'intime devient alors modèle de l'infini; l'unité est soit reconquise, soit espérée.
En France, les premiers Romantiques, avec Hugo, revendiquent l'alliance du lyrisme et de l'Histoire: le poète devient l'éclaireur d'un monde nouveau, il doit, dans le présent, dégager les forces d'avenir.
Avec Baudelaire et ses Petits poèmes en prose, la poésie se fraie un chemin à travers le réel urbain. Puis la période devient plus complexe. On fait grief à Mallarmé et à Rimbaud d'avoir sacralisé l'écriture poétique. Camus, dans L'Homme révolté, en dénoncera les dérives formalistes. Le surréalisme prolonge l'aventure de Rimbaud. Après la première guerre mondiale, la réalité historique devient criminelle.
Noces refuse la poésie. Camus est en-deça ou au-delà du langage lyrique.

En l'absence de Paul Viallaneix, Marie-Louise Audin a accepté de prendre la parole de manière impromptue. Son improvisation sera remarquable.
Pour elle, le lyrisme est la traduction de l'émotion, d'une subjectivité. JE et le présent en sont la marque. Noces est écrit au présent.
Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus donne deux définitions du lyrisme. Il oppose La Palisse (1) à Don Quichotte et parle, dans "La liberté absurde", du lyrisme des formes et des couleurs. Il s'agit d'un lyrisme analogique, métaphorisé. Ainsi Camus utilise-t-il systématiquement l'image pour dire autre chose que l'émotion à l'état brut.
De Noces se dégage un érotisme brûlant qui garde toutefois, grâce à l'image, une certaine pudeur. Les éléments de la nature se marient entre eux pour dire que la mort n'existe pas; l'homme se donne tout entier à la vie. Le lyrisme, chez Camus, répond à un élan vital qu'il transcende et approfondit dans une éthique. Il détruit une peur à la fois physique et spirituelle de la mort. L'appel au lyrisme lui permet de résister à la tentation du suicide.
Dans L'Étranger, le meurtre de l'Arabe, écrit dans un style lyrique et métaphorique, permet à Camus de tenir le lecteur en laisse: le passage ne contient pas moins de 45 images en 20 lignes. "Le Renégat", enfin, est basé sur une série d'oxymores.
(1) Camus orthographie ainsi, de manière fautive, le nom de La Palice, sans doute par analogie avec le substantif "lapalissade".

Raymond Gay-Crosier préside la séance suivante et y cède la parole à Marie-Laure Leroy-Bédier pour laquelle le lyrisme camusien réside essentiellement dans l'écoute du monde et l'adhésion de l'écrivain à la musique, ce qui permet à l'auteur de "La Femme adultère" d'en retrouver la source grecque originelle.
Camus rejette tous les principes du romantisme: "poses" des poètes maudits, épanchement sentimental, clichés, pittoresque. Au terme de "lyrisme", absent de Noces, il préfère celui de "poésie". Il privilégie l'harmonie du monde et les "noces" de l'homme avec la nature. Le "Je" s'inscrit dans le texte, mais comme en retrait. Le monde prévaut et l'euphorie qu'il inspire tient à l'adhésion, à l' "harmonie ancienne".
Le lexique de Noces montre l'organisation musicale du monde. Des thèmes récurrents parcourent l'œuvre: fleurs, pierres, lumière et chaleur que Retour à Tipasa ressaisira dans le souvenir.
Les soulèvements du rythme signent le lyrisme camusien: aux balancements binaires, oscillations d'un double rapport au monde, succède l'ampleur du développement ternaire. Pour M.-L. Leroy-Bédier, la poétique camusienne réinvente les sources grecques.

Christiane Achour, dans une communication intitulée "Le lyrisme en contrebande: espaces et personnages dans L'Exil et le Royaume ", s'intéresse en particulier à "La femme adultère", "L'Hôte", "Jonas". Si la confession est calculée dans La Chute , elle est dissimulée dans L'Exil et le Royaume. On peut voir dans Janine et Daru des personnages-supports d'un lyrisme contrôlé, alors que Jonas représente l'anti-lyrisme.
Le Royaume, quelque part, est inaccessible. Le lyrisme est à la fois jouissance d'un espace en symbiose et nostalgie d'un autre espace à vivre auquel on aspirera toujours. Plus le personnage est proche de son créateur, plus la transposition sexuelle forte, plus fort est le lyrisme: la femme adultère EST Camus. Pour Jonas, cependant, il est trop tard; il imagine un lieu de solitude: la construction du plancher.
Notant l'absence du JE dans L'Exil et le Royaume, Ch. Achour étudie ses transpositions à travers les personnages. Elle se demande ensuite si, dans les espaces décrits ou entrevus, l'être peut se déployer. Enfin, elle montre que souvent l'espace lyrique se rétracte dans l'ironie.
A travers le personnage de Janine qui s'essouffle, Camus évoque son échec. Il transpose en elle un certain nombre de problèmes qui tournent autour du couple.
Daru, l'instituteur pris entre deux communautés, représente l'intellectuel de gauche aux colonies, personnage qui a fasciné Camus.
On trouve chez Jonas tout un matériau autobiographique.
En ce qui concerne l'espace, dans "La Femme adultère", l'oasis est prescrite, la ville arabe, la palmeraie, interdites. Le lieu libre est au-delà: c'est le sud, le désert.
Dans "L'Hôte", l'espace prescrit est l'école, située sur la colline. Il s'oppose à l'espace du bas, colonial, d'où viennent le gendarme et l'Arabe. L'espace interdit est celui de la plaine. Le sud est l'ailleurs mythique, l'espace des nomades.
Dans "Jonas", l'espace prescrit est l'appartement, l'atelier soupenté. L'extérieur est interdit.
A travers le personnage de Daru, le lyrisme est encore plus sous surveillance que dans "La Femme adultère". Jonas, lui, représente l'anti-lyrisme.

La matinée s'achève par une réception à l'Hôtel de Ville et un repas à l'antenne universitaire.

Sous la présidence de Marie-Louise Audin, Raymond Gay-Crosier ouvre la séance de l'après-midi. Il propose une étude des rapports entre lyrisme et ironie à travers Le Premier homme. Ces deux notions se côtoient dès le début chez Camus, fruit de la capacité de dédoublement propre à l'intellectuel et à l'esprit créateur. Ces deux pratiques complémentaires se rejoignent dans la révolte; elles cherchent à compenser un manque de beauté et de vérité.
Le Premier homme relate une double quête, celle du père et celle de soi, comme le montre la fin de la première partie de ce roman posthume inachevé. La recherche du père est d'emblée vouée à l'échec. Son absence irrémédiable rend impossible la quête d'identité de son fils. Sur la tombe du cimetière de Saint-Brieuc, Jacques Cormery constate l'ironie de sa situation : au moment de sa mort, son père était bien plus jeune que lui. Sa réflexion prend alors un tour lyrique. Ce passage, que R. Gay-Crosier commente longuement, montre bien comment distance ironique et intimité lyrique sont liées chez Camus.
R. Gay-Crosier établit un parallèle entre la quête de Jacques et celle de Sisyphe qui roule interminablement son rocher, pour le voir infailliblement retomber. Distance et expression ironiques sont non seulement des rappels à la réalité, mais un rappel éternel de l'absurde. La quête du père et du moi ne peut que recommencer éternellement après la visite au cimetière.
Dans l'avion qui le ramène à Alger, Jacques Cormery imagine la place de son père dans l'histoire coloniale. On retrouve alors l'image récurrente des "dalles usées et verdies des petits cimetières de colonisation" qui lui donnent une leçon d'histoire, d'existence et d'art.
Pour R. Gay-Crosier, le lyrisme lucide de Camus est une pratique consciente de l'euphémisation de l'absurde. Il oscille entre le dicible et l'indicible. Lyrisme et ironie sont chez Camus des rappels à l'ordre humain de la beauté éphémère et de la logique du contraire. Sa pratique du lyrisme et de l'ironie repose sur une esthétique de l'ambiguïté et rejoint ce qu'il appelle la "mesure".

Isabelle Cielens distingue dans La mort heureuse un scénario initiatique. Le meurtre de Zagreus, sacrifice rituel, correspond à une première initiation. Le voyage à Prague en constitue une deuxième, l'odeur de vinaigre jouant le rôle du monstre-guide. L'homme qui danse autour du corps étendu dans la rue rappelle les danses rituelles des mystères d'Eleusis. La mort de Mersault, quant à elle, consciente et acceptée, véritable prise de conscience existentielle, renvoie à une initiation supérieure. Tous ces passages portent l'empreinte du style lyrique.
L'Étranger présente également une structure initiatique. L'enterrement de la mère correspond à une première initiation, le meurtre de l'Arabe à une deuxième, l'exécution de Meursault est l'initiation suprême.
La veillée mortuaire et l'enterrement de la mère contiennent des notations lyriques. Au cours de l'enterrement, le soleil apparaît comme un ennemi menaçant avec lequel il faudra lutter. Mais c'est une initiation manquée: Meursault s'est laissé aller à la fatigue, manquant ainsi les épreuves.
Sur la plage, au moment du meurtre de l'Arabe, il retrouve le soleil, monstre-guide. L'Arabe apparaît comme l'innocente victime d'un meurtre rituel. Dans ce passage foisonnent les métaphores caractéristiques du style lyrique.
La troisième et dernière initiation de Meursault s'accomplit dans l'exil social de son emprisonnement. Cette longue introspection débouche sur la paix de l'âme, après sa lutte avec l'aumônier.
La Femme adultère, enfin, porte dans son titre l'empreinte initiatique, car l'adultère de Janine n'est autre que son union cosmique au détriment de l'union conjugale. Le vent, comme monstre-guide, joue un rôle prédominant. Il est le messager d'un univers métaphysique. L'initiation s'accomplira, abolissant l'angoisse de la mort par l'expérience d'une union totale avec l'univers.
Dans ces trois textes, le symbolisme initiatique est donc véhiculé au moyen du style lyrique riche en métaphores, chargé d'affectivité.

Monique Gosselin préside la dernière séance de l'après-midi.
Eugène Kouchkine étudie le conflit justice/amour dans Les Justes, pièce qui annonce, par son thème, le troisième cycle envisagé par Camus pour son œuvre: Nemesis. L'homme affronte son destin, le renoncement engendre le désespoir. Tarrou, dans La Peste, anticipant sur le déchirement intérieur des justes, mourait.
Dans Les Justes , le temps paraît immobile; le silence ponctue le discours et souvent le suspend. L'élan du langage pour abolir le mur de l'aliénation dressé devant les personnages s'apparente au lyrisme. Dans sa prison, Yanek choisit le langage poétique. Les images lyriques de l'amour reviennent dans la dernière rencontre des amants.
E. Kouchkine note l'importance du champ lexical du regard dans cette pièce: il faut ainsi regarder le Grand Duc au moment crucial.
En quête du bonheur, le sujet lyrique dans le personnage camusien sait qu'il existe le renoncement. Ces "meurtriers délicats" sont tragiques par excellence. Cette pièce qui devait être si glacée scintille d'éclats lyriques.

La journée se termine par un concert de violoncelle. Jacques Bernaert joue deux suites pour violoncelle seul de J.-S.Bach.
Les participants se retrouvent le soir autour d'un buffet.

Le 1er juin, Fernande Bartfeld préside la première séance du matin.
Pour Jacqueline Lévi-Valensi , deux sentinelles veillent au seuil du Mythe de Sisyphe : La Palice et Don Quichotte; ils maintiennent l'équilibre de l'évidence et du lyrisme qui permet d'accéder à l'émotion et à la clarté.
L'évidence du lyrisme apparaît moins comme un mode d'expression que comme une méthode de pensée; il s'agit d'être au monde. L'œuvre de Camus recèle des enjeux ontologiques. Cependant, l'équilibre et la mesure ne se trouvent pas dans le juste milieu mais dans le maintien, la tension et la contradiction des pôles opposés. Le début du Mythe prône l'accession simultanée à l'être et à la clarté.
La Palice, personnage historique, nous enseigne qu'il n'existe pas de vie future; à l'indifférence de Don Quichotte correspond celle de Meursault.
Les premiers textes de Camus témoignent d'un lyrisme absolu. "La Maison mauresque" vibre d'émotion. Cependant, le "Je" rejette l'amour pathétique. Camus est séduit par l'indifférence d'un petit cimetière musulman. Pour lui, l'indifférence est liée à la mort; le monde apporte la paix, perçue sur le mode de la plénitude. Souvent, dans ses textes, la neutralité d'une description souligne la présence incontestable du monde. L'indifférence, force féconde capable de dire l'amour, l'élan vers la beauté, le bonheur, est liée au lyrisme. A travers l'œuvre, Camus tente de donner au silence de la mère le même pouvoir, de trouver dans ce silence qui fascine et terrorise l'enfant et l'écrivain, une vérité cachée.
Dans L'Étranger, Meursault se laisse pénétrer par la merveilleuse paix de cet été endormi. La tendre indifférence du monde se veut originelle et renvoie à la dernière phrase de La Mort heureuse qui rendait Mersault au monde minéral.
Chez Camus, le lyrisme est une manière d'être au monde.

Que Jean Sarocchi soit remercié de nous avoir adressé le compte rendu de sa communication: "Une critique lyrique (ou: Camus lyrique selon Hegel)"
"Cet exposé aurait pu se réduire à l'exposition de deux textes, l'un publié par Sartre en 1941 ("Moby Dick d'Herman Melville"), l'autre par Camus en 1952 ("Herman Melville"). La comparaison de ces deux textes - peu importe la conjoncture de leur rédaction - fait saillir la différence entre une critique cérébrale, scolaire, sans la moindre "goutte d'eau" de lyrisme (Hamm, dans Fin de partie de Beckett: "Il y a une goutte d'eau dans ma tête") et une critique lyrique dont la nappe couvre même, par reflux, un premier alinéa pourtant rien que dénotatif. Ce lyrisme critique, de Stimmung évidemment et non de genre ou de mètre, n'est pas du tout le lyrisme de Camus; l'ironie ne le harcèle pas; il est célébration pure ("Ich rühme": le célèbre, refrain d'un poème de Rilke).
Les trois caractères de ce lyrisme: animé, terraqué, (osè-je ce participe?), royauté. Animé: le lyrisme c'est l'âme (l'on dirait aussi bien: c'est le corps). Se rappeler ici la raillerie de Jeanson et Sartre en 1952, dans Les Temps Modernes : l'auteur de L'Homme révolté serait une "belle âme", au sens dépréciatif de La Phé-noménologie de l'Esprit. Mais les moqueurs connaissent mal Hegel qui dans son "Introduction au cours d'esthétique" oppose à la "belle âme", exactement à "la maladive belle-âmerie" ("die Krankhafte Schönseelichkeit"), "l'âme vraiment belle". Lyrique, celle-ci? Je ne sais. Mais la finale de L'Homme révolté ("La Pensée de midi"), et plus précisément son dernier alinéa, dont Jeanson proposait une parodie, relèvent, on peut le croire, d'une "âme vraiment belle", non d'une "belle âme", et sans nul doute d'une âme lyrique. De même, les pages sur Melville relèvent de l'âme vraiment belle, rien de moins que celle, attestée par une citation, de Melville.
Lyrisme terraqué: terre et eau; l'île (Les îles de Jean Grenier, maître spirituel; les îles de Mardi). La terre, dédaignée par Sartre, est un grand thème, un grand terme lyrique: le terme se trouve une fois, dans notre texte, évoquant le Retour à Tipasa. Mais c'est évidemment l'eau ("eau", "mer", "océan", "flots", etc.) qui est ici à l'honneur, un lyrisme marin, non lacustre, et méditerranéen plus qu'atlantique (mais Melville, dans un poème, dit de la Méditerranée: "'tis Paradise"), et c'est en Méditerranée que se déroule la tragédie de Billy Bud ). Sartre nomme la mer huit fois: l'on peut constater qu'aucune de ces huit occurrences ne se prolonge par un effet de pédale lyrique. Au contraire, six fois "mer", cinq fois "océan", une fois "atlantique", etc. font chez Camus un ressac de résonances comparable à la rumeur liquide, dit-on, de la syllabe OM quand la profèrent de nombreuses bouches d'un monastère bouddhiste. De plus, tandis que la prose de Sartre est constamment rompue (parataxe critique) et bute sur l'évaluation littéraire si elle ne tourne pas au parallèle philosophique (Melville et Hegel!), celle de Camus est lyrique dans son mouvement même, ses fluctuations, son train d'ondes, son duc in altum ("quand vous vous lancez dans le lyrisme", dira Céline, "vous vous lancez à la mer").
Enfin, un lyrisme "royauté", lisible d'abord dans le mouvement escaladant de la parole, dans les locutions "au sommet de", "au-delà de", plus encore dans l'élan de chaque alinéa, achevé en ampleur, hauteur, grandeur. Lisible ensuite dans la très sûre affirmation d'une conscience transcendantale et de ses droits régaliens. Melville le proclame et dans Moby Dick et dans Billy Budd, et déjà dans Mardi où, au terme du parcours, le Héros claironne: "Now I am my own soul's emperor, and" ajoute-t-il, "my first act is abdication!". "La couronne est au fond des eaux", énonce "La Mer au plus près". L'exaltation du sujet lyrique se confond avec sa submersion. Interprétée selon l'esthétique de Hegel, elle ressortirait à la grande Ode de Pindare si le salut à Melville pouvait se lire comme un hommage à un athlète des grands jeux océaniques, mais Melville est un athlète de l'âme, ressortit donc non moins que Camus son panégyriste, au lyrisme romantique et chrétien de la libre objectivité et de la passion.
(L'on peut, certes, ironiser sur cette prétendue suzeraineté de l'âme sur elle-même: tant de maîtres du soupçon nous ont rendus sceptiques! L'on peut encore, à la façon d'un Denis Roche, répudier, sinon tout le lyrisme, dit-il, du moins le lyrisme emphatique, dont ces pages sont une illustration. Mais alors, que de chefs-d'œuvres à répudier!)
Enfin, un lyrisme illettré. Parce que le lyrisme est de l'âme, ou du corps, parce qu'il est l'âme disant, périssable ou glorieux, le corps qui ne peut se dire, il est, comme Billy Budd, "illiterate", et comme celui-ci chante dans les mots, hors des mots. Certes, le texte de Camus n'est pas moins civilisé que celui de Sartre, ni moins informé! Mais la différence entre le discours plébéien du critique et la critique royale du poète éclate jusque dans le travail ou le loisir de la citation, érudite chez l'un, donc scolaire, enfichée, semblable chez l'autre au grésillement d'une cigale (Mandelstam, Entretien sur Dante ), qui se fut substituée, selon la légende, à une corde cassée du cithariste. Lorsque Camus cite Melville, il se cite lui-même, en quelque sorte: sa citation est vie, elle est sa vie propre.
Il eût fallu, en manière de conclusion, repérer dans ces pages de Camus l'élément épique (Melville, Homère du Pacifique, la Bible), tragique (Billy Budd égal aux tragédies antiques, souffle du Roi Lear), mais c'est le lyrisme qui est la lame de fond et la crête des vagues."
[J.S.]

Anne-Marie Amiot préside la deuxième séance de la matinée et donne la parole à Mohamed K.Haouet qui s'intéresse au "lyrisme polyphonique d'Albert Camus".
Le lyrisme de Camus est sous-tendu par l'exigence d'assurer une voix à ceux qui n'ont pas pu en bénéficier.
L'écrivain va au-devant de lui-même et à la rencontre du monde grâce au langage. Pour que la veine lyrique s'affirme, les voix qui la sous-tendent doivent s'accorder. Cependant, le passage de La Chute où Clamence évoque l'archipel grec se moque du lyrisme tel que nous l'entendons. Pour Jan, dans Le Malentendu, les cordes lyriques n'ont pas vibré à l'unisson et son retour se transforme en tragédie. Camus doit donc trouver les modalités discursives adéquates.
Chez lui, le lyrisme est lié à une triple exigence: éthique, discursive, ontologique. Il se détourne du lyrisme inhumain de Caligula et de celui du jeune Scipion, trop naïf. Il refuse tout ce qui masque la réalité à l'homme.
Le lyrisme camusien se situe entre oui et non, entre sujet et objet. L'art contribue à réconcilier l'auteur avec lui-même; le chant lyrique réduit la distance entre passé et présent. L'écriture lyrique tend à créer un univers où l'auteur puisse habiter: l'amour est à la racine. La voix de la mère, presque muette, lui confère sa puissance créatrice - la matière et les objets lui impriment sa marque authentique.
Chez Camus, la multiplicité des voix fonde le lyrisme.

Pour Zedjiga Abdelkrim, le lyrisme camusien s'inscrit dans l'espace du silence. On trouve, au départ de son écriture, un savoir innommable et innommé. Le texte camusien est moulé dans un mouvement de tension entre la nécessité et l'impossibilité de dire - comme l'illustre bien la page toile de Jonas. Le texte de "L'Énigme" suggère l'acte de parole et ses pouvoirs. Mais en son centre s'inscrit une irrépressible aspiration au silence.
Il est difficile de dire ce qui se vit tout court. La parole écrite ne sait dire que la perte, l'envers du monde, comme le montrent les télégrammes dans La Peste. Parler mène à la rencontre du vide. La seule issue est donc le langage du corps, principe de vie et d'individuation. Le corps se donne comme texte à déchiffrer. Expérience vécue et vitale, écriture du silence, la création littéraire camusienne se révèle source corporelle du besoin et du désir. Le corps parle en se taisant, créant son propre langage. Tout se passe comme s'il suppléait l'écriture, comme le montre l'expérience de Janine. Le langage des sens permet de dire la mort heureuse de Mersault ou celle de Meursault. Le silence bruyant du corps se fait discours.
Les personnages camusiens présentent souvent un aspect boulimique. Dévorer les aliments revient à combler un vide. Ainsi, chaque repas pris rapproche Meursault de l'échafaud; dans La Peste, le fils du juge Othon apparaît dans un restaurant: son père lui refuse le droit à la parole sur un thème encore tabou.
Tout au long de son itinéraire, Camus interroge l'être même du langage et glorifie le silence: l'indicible est au centre de son œuvre.

Se proposant de rapprocher sur la question du lyrisme Albert Camus et Albert Cohen, Alain Schaffner note d'emblée qu'on relève la même oscillation paradoxale entre lyrisme et refus du lyrisme chez les deux auteurs. Le mouvement trouve sa source dans une même préoccupation métaphysique: celle du désenchantement du monde que l'œuvre doit à la fois révéler et combler.
Le lyrisme, "force" et "forme qui vibre" sert à traduite l'expérience sensible dans une rhétorique particulière. Camus renoue avec la tradition antique grecque, comme le montre "L'été à Alger", Cohen avec les chants bibliques, ainsi qu'en témoignent certains passages de Paroles juives ou de Solal.
On note cependant chez les deux écrivains le même refus du lyrisme comme condition de la vérité dans le roman. Sa rhétorique vide et superflue risquerait, en effet, de le faire dégénérer en confession ou en autobiographie déguisée par absence de prise de distance par rapport au monde ou à la société.
Cette dépréciation du lyrisme chez Camus et Cohen tourne autour du conflit ouvert entre poésie et vérité. Cohen, dans ses romans, condamne radicalement la poésie, vecteur privilégié de l'idéalisme amoureux et des préjugés sociaux. Camus, lui, considère la poésie comme un discours insuffisant, voire mensonger. Dans La Chute, le lyrisme apparaît comme un mode littéraire, une parole attendue. L'Etranger et La Peste témoignent de cette méfiance envers cette forme d'expérience.
Camus tient le lyrisme à distance. Cohen le dénigre. Cependant, il subsiste, même dans leurs œuvres romanesques, comme en témoignent le bain de mer dans La Peste ou certains passages de Belle du Seigneur, teintés de nostalgie.
Chez les deux écrivains, le lyrisme suppose un détour par la contemplation de la mort, inéluctable et définitive. Ils aspirent à une"poésie plus haute", et leurs romans vivent de cette tension entre "l'envers et l'endroit", l'acceptation et le refus du lyrisme.

La séance suivante est présidée par P. Le Touzé
S'interrogeant sur les rapports qu'entretiennent "poésie et vérité" dans l'œuvre de Camus, Frantz Favre remarque leur antinomie. La poésie est souvent manque de sincérité quand elle s'abandonne au débordement de la sensibilité. Si, comme le veut Gœthe, la vérité de l'œuvre est indissociable de l'existence du poète, elle ne se réduit pas cependant à la réalité de l'expérience vécue. L'œuvre vraie doit refléter à la fois le tragique de la condition humaine et la beauté du monde. C'est pourquoi Camus refuse le pathétique et le pittoresque pour s'en tenir à l'essentiel, à la lucidité. Son lyrisme est plus objectif que subjectif: dominent les impressions reçues plus que la participation active et volontaire. "La Femme adultère" en est l'exemple le plus accompli. La vérité du monde prime pour Camus et constitue la vraie poésie.
S'il ne consacre aucun texte à la spécificité du langage poétique, il s'intéresse, dans son commentaire sur Brice Parain, au rapport du langage avec la vérité. Camus privilégie l'image qui a la vertu d'introduire une présence vivante. Le lyrisme reste pour lui philosophique, il est au service de la pensée.

André Abbou, dans une communication intitulée "Du goût de l'innocence à l'attente du supplice", remarque que sensations et passions ont façonné l'existence de Camus. Il convient de relier chez lui la fibre et l'expression lyriques.
A. Abbou étudie le lyrisme camusien selon quatre axes. Dans une première période, Camus se construit une sensibilité; l'émotion joue un rôle fondateur; vivre ses émotions conduit à la connaissance de soi et représente une forme d'adhésion au monde. Il cherche ensuite à donner une forme littéraire à ses ébats affectifs avec le monde. Son œuvre révèle alors un sentiment d'innocence hors de la société et de l'histoire. Cependant, au cœur de chaque bonheur transitoire, s'inscrit le châtiment. Cette ambivalence plénitude/supplice est le prix à payer par l'être pour exister.
Pour André Abbou, le lyrisme satanique de La Chute relève d'une déviation. Clamence s'installe délibérément dans l'envers du monde, mettant l'innocence au placard.
L'émotion première chez Camus est consubstantielle à l'appartenance au monde, elle en reflète le mécanisme. L'Étranger est condamné pour manque de lyrisme. Existe-t-il un lyrisme de la mort dans ce roman? Certes, les cris de haine le sont incontestablement, mais il est trop tard pour Meursault.

Agnès Spiquel, organisatrice du colloque clôt les débats.

Nous regrettons de ne pouvoir rendre compte des interventions d'Anne-Marie Amiot, ni de Camilla Gjorven et de Pierre Grouix (séance présidée par Jeanyves Guérin), qui ne nous ont pas adressé le texte de leur communication. Pour ce dernier, ajoutons que, s'il l'avait fait, nous n'aurions pu résumer son exposé: on ne résume pas un poème.

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© Marie-Thérèse Blondeau - 07/96 Article publié dans le no 41 du Bulletin de la SEC Dernière mise à jour: 07/11/01