"Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme."
Albert Camus, in La Peste
Albert Camus

Camus et la révolte
Coleraine (Irlande) - 09 / 11 septembre 2002


Un petit groupe de camusiens s'est réuni pendant deux jours au début de septembre dans le cadre incomparable de la côte nord de l'Irlande (verdure, océan, sable de la plage de Portstewart, pavé basaltique de la Chaussée des Géants), pour étudier le thème de la révolte. A la différence du colloque de Poitiers (tenu en 1999, et dont les actes ont paru en 2001 aux éditions du Pont-Neuf sous le titre Albert Camus : la révolte), où ce thème était évoqué à travers toute l'œuvre camusienne, il s'agissait essentiellement ici de L'Homme révolté, mais sans exclure d'autres textes.

Après le mot d'accueil de l'organisateur, John Gillespie, qui a transmis aux participants les salutations de Jacqueline Lévi-Valensi et de la Société des Études camusiennes, avec les excuses de notre présidente ainsi que de plusieurs autres personnes qui avaient été empêchées d'assister au colloque, la parole était à Raymond Gay-Crosier (University of Florida, Gainesville). Dans une conférence riche, fine et volontiers provocatrice, celui-ci a essayé une "Défense et illustration de la pensée de midi", en se concentrant sur la partie finale, si controversée, de L'Homme révolté. En reprenant ce qui pour lui a toujours été une idée-clé, la négation affirmative, R. Gay-Crosier rappelle que dans le système heuristique de Camus le doute est productif : la parole de la révolte est à la fois critique et autocritique, et l'important est de garder le dialogue ouvert, car "parler répare". Dans un deuxième temps, il insiste sur le "ludisme existentiel" de Camus, où l'éthique du jeu sérieux (qui rappelle celle du "fair-play") serait la clé de l'équilibre fragile et toujours menacé que Camus appelle la "mesure", et dont la meilleure image est celle de l'arc tendu. La pensée de midi serait ainsi le complément de celle de minuit (du Nord), plutôt que le contraire. Le mot "jeu" employé par R. Gay-Crosier a soulevé certains commentaires: parmi les textes de Camus, L'Homme révolté serait un des moins ludiques, et les jeux de mots en seraient quasiment absents. Mais en réponse il a souligné qu'il s'agit bien d'un jeu sérieux, où on est sensible également à l'enjeu, au risque constant de l'échec.

Mark Orme (University of Central Lancashire, Preston) a adopté une perspective inhabituelle, en insistant sur l'aspect autobiographique de L'Homme révolté. Ce texte serait ainsi une sorte de confidence ou même de confession, où Camus se déchargerait de son sentiment de "déchirement d'avoir accru l'injustice en croyant servir la justice" (Carnets 2, p. 250) au moment de l'épuration, où il avait arboré un idéalisme à la Saint-Just, jugé maintenant excessif. La justice serait désormais qualifiée de "distributive". Dans la discussion qui a suivi cette intervention, d'autres participants ont élargi la gamme des "confessions" de Camus : les Lettres à un ami allemand seraient la répudiation de son nihilisme, tandis que Le Premier Homme ferait état de son horreur devant la pseudo-justice (rôle de l'orphelinat et du service militaire dans la vie de son père, impact de la lecture à l'école des Croix de bois de Dorgelès avec sa scène centrale du peloton d'exécution, intitulée "Mourir pour la patrie"...).

Maurice Weyembergh (Université libre de Bruxelles) a évoqué la tentation du "tout est permis" chez Camus. Pourquoi le meurtre devrait-il poser un problème moral? A la lumière des événements politiques, le jeune nihiliste qu'était Camus a dû chercher des raisons à son désir de ne pas "ajouter à l'atroce misère du monde". Dans cette recherche le détour (de la philosophie, de la pensée) et le retour (aux sources, à la tradition européenne) lui ont été d'un grand secours : au lieu d'accepter une réponse toute faite, Camus insiste sur la texture des choses, sur la possibilité de beauté et de bonheur, et sur la difficile tension où il faut vivre. En réponse à une question, M. Weyembergh a précisé qu'avec un tel programme il est impossible d'éviter entièrement l'erreur (Irrweg) et la nostalgie : mais le jeu vaut la chandelle. Ensuite, trois des participants irlandais ont étudié des modalités précises de la révolte. Pour John McCann (University of Ulster, Magee, Londonderry), le discours de Camus serait aussi totalitaire que celui qu'il combat. Meursault refléterait dans son comportement le pouvoir oppressif de la société, et le docteur Rieux imposerait son point de vue tout au long du récit de La Peste. Dans L'Homme révolté également il faudrait voir une tentative d'exclusion, ce qui va à l'encontre de son message apparent. Michelle Duff (University of Ulster, Coleraine) a présenté une analyse très claire du couple complémentaire (et non antithétique) Stepan-Kaliayev dans Les Justes. A la différence du terrorisme contemporain, ces deux hommes respectent un code politique, même si leur raisonnement est parfois faux. Auteur d'une thèse de philosophie intitulée "De l'absurde à la révolte", John Foley (National University of Ireland, Galway) fait appel non seulement à l'exemple des révolutionnaires russes mais à celui des dachnaks (arméniens) pour montrer que devant les multiples justifications de la violence révolutionnaire, Camus avait élaboré toute une série de conditions d'acceptabilité. Dans la discussion qui a suivi cette intervention, les participants se sont demandé (à la veille du 11 septembre) dans quelle mesure ces conditions avaient résisté au temps et aux avances technologiques dont pouvait se servir le terrorisme.

Jean Sarocchi (Université de Toulouse - Le Mirail) s'est permis de prendre le contre-pied de R. Gay-Crosier sur la question de la pensée de midi, qu'il a vivement critiquée. Le choix d'Ulysse, dont le nom a disparu de la version définitive de L'Homme révolté, comme figure exemplaire, aurait été mauvais. Camus, dont la vocation (manquée) serait celle d'un prophète et non d'un pré-socratique comme Héraclite ou Empédocle, est resté dans le malconfort de son propre mensonge obstiné : la solution ne se serait pas trouvée dans une impossible transcendance horizontale, mais bien dans une metanoia. L'analyse de la condition humaine esquissée dans La Chute serait beaucoup plus probante. Eamon Maher (Regional Institute of Technology, Tallaght) a mis l'accent lui aussi sur l'aspect spirituel de la révolte camusienne. Selon lui, la révolte ne serait pas incompatible avec la foi, et serait même essentielle à celle-ci : le christianisme tel qu'il est dénoncé par Meursault ou Rieux n'est qu'une forme inauthentique, et Camus est beaucoup plus proche d'un Bernanos ou d'un Jean Sulivan qu'il ne paraît à première vue.

Toby Garfitt (University of Oxford) a voulu replacer L'Homme révolté dans le contexte du dialogue commencé en 1930 entre Camus et Jean Grenier. Si Camus insiste, dans deux notes, sur l'importance qu'ont eue pour lui l'Essai sur l'esprit de l'orthodoxie (1938) et Entretiens sur le bon usage de la liberté (1948), l'influence d'autres textes comme "Cum apparuerit" (1930), "Sagesse de Lourmarin" (1936), ou les notules parues dans la NRF sous la rubrique "L'Air du mois" - sans parler des lettres de Grenier - n'est pas à négliger. Ensuite Edward Hughes (University of London, Royal Holloway College) s'est penché sur l'expression de la révolte dans Le Premier Homme, à la lumière de L'Homme révolté. Cette confrontation peu habituelle fait ressortir la manière dont Camus repousse "le stade historique qui est le nôtre" et se crée un mythe de la terre, des origines, de la famille... Camus serait ainsi tout aussi sélectif et tout aussi utopiste que les marxistes qu'il fustige. Cette position comporte des faiblesses, notamment sur le plan politique avec l'idéalisation des petits colons; mais R. Gay-Crosier fait observer que sur le plan esthétique la partie est gagnée, et que les mythes se prêtent aux réinterprétations fécondes, tandis que les idéologies historiques sont plus rigides.

Pour conclure, John Gillespie (University of Ulster, Coleraine) a étudié le langage religieux dont Camus se sert abondamment dans L'Homme révolté. Il distingue trois types d'emploi : pour structurer l'argument (antithèses : grâce / histoire, fausses églises / vraie église), usages méta-phoriques (transpositions), et caractérisations de la pensée de midi. Le langage religieux ne serait pas simplement métaphorique: il est même incontournable quand il s'agit de représenter l'élément central de la pensée camusienne, la révolte, qui est un concept proprement religieux. Cette dernière intervention suscite un débat passionné et passionnant, qui rejoint plusieurs thèmes déjà évoqués, et souligne la richesse à la fois de ce colloque et du texte camusien.

Avant la fin, Raymond Gay-Crosier et Maurice Weyembergh ont bien voulu présenter aux participants le projet de la nouvelle Pléiade : décisions stratégiques, répartition du travail, conditions matérielles, etc. Ainsi nous nous sommes sentis vraiment au cœur des Études camusiennes, même dans ce coin perdu d'un royaume qui n'a vu que trois colloques consacrés à notre auteur en neuf ans (Keele 1993, Londres 1996 (sur Le Premier Homme), Coleraine 2002).

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© Toby Garfitt - 10/02 Article publié dans le no 64 du Bulletin de la SEC Dernière mise à jour: 06/10/02