"Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme." Albert Camus, in La Peste |
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Montpellier - 20 juillet 1994 |
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Du 18 au 29 juillet 1994, s'est tenue, à Montpellier, une Université méditerranéenne d'été, à l'initiative d'un groupe d'universitaires et d'institutions montpelliéraines - en particulier le Centre International des Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes, des collectivités territoriales (la journée Camus a été prise en charge par le Conseil Régional), et d'Associations. Cette Université était ouverte, en priorité, aux universitaires algériens exerçant toujours en Algérie et venus, donc, pour trois semaines, à Montpellier. La journée Camus, le 20 juillet, s'est tenue, en présence d'une nombreuse assistance, au milieu de la première semaine, dont le thème général était: "Cultures et représentations identitaires". Elle a été confiée à la Société des études camusiennes et organisée, quant à son contenu, par notre présidente, Jacqueline Lévi-Valensi, accompagnée de Jeanyves Guérin (Marne-la-Vallée), Marie-Louise Audin (Montpellier), Christiane Achour (Alger-Caen) et Paul Siblot (Montpellier). Se sont joints aux exposés et débats Tayeb Bouguerra (Alger-Montpellier) et Paul Siblot (Montpellier). Laurence Tubiana a pris en charge la soirée culturelle très réussie et chaleureuse (lecture de textes, musique et chants). * La matinée (10h-12h30) a été consacrée à différentes prises de parole de JY Guérin, M.L. Audin et C. Achour, à la suite de l'exposé inaugural de J. Lévi-Valensi. Sous le titre "Camus et la mémoire de l'Algérie", J. Lévi-Valensi a exposé la double relation: - l'Algérie dans la mémoire de Camus et Camus dans la mémoire de l'Algérie, s'attachant surtout au premier volet. Elle a insisté, tout d'abord, sur la mémoire quasi charnelle de l'Algérie, de Noces au Premier homme. Même lorsqu'il n'est pas directement présent, le pays est sous-entendu comme l'atteste l'image nostalgique récurrente des pays du soleil. L'Algérie, c'est le lieu de l'enfance et de l'adolescence, le paradis perdu. Dans les textes, la mémoire de la nature algérienne trace les contours d'un royaume de vérité, de pureté, d'innocence; celle des deux communautés du quartier de Belcourt dessine "un monde de pauvreté et de lumière". Le texte écrit en 1933, "La maison mauresque" bâtit une maison d'émotions. C'est à travers elle que Camus trace une sorte d'itinéraire intellectuel; c'est dans cette architecture conçue par l'autre qu'il se réalise. Mais l'Algérie peut offrir aussi des symboles qui ne soient pas des symboles de bonheur. L'Algérie est présente dans l'intérêt porté aux deux communautés par Camus, dans sa pratique de journaliste. L'aspect novateur de ses articles "Misère de la Kabylie" a été rappelé. Un vécu et un imaginaire habités par l'Algérie, une écriture journalistique qui lui donne une place originale et courageuse: il y a aussi à rappeler son rôle dans la pensée de l'écrivain qui définit une culture méditerranéenne où l'Algérie tiendrait le rôle de la Grèce antique (en ignorant, il faut le dire, la culture de l'Islam). Jacqueline Lévi-Valensi a terminé son exposé par la certitude qui était celle de Camus de l'identité de sa patrie (il suffit de lire "Petit guide des villes sans passé") et par la lecture de passages de l'Avant-propos de Chroniques algériennes qui célèbre une longue liaison avec l'Algérie, au sens plein du terme: patrie à la fois réelle et mythique, Camus n'a pu imaginer que cette terre ne soit plus sa patrie. A la suite de cet exposé - jalonné de rappels suggestifs des textes algériens de l'auteur - les autres intervenants ont situé le point de vue à partir duquel ils travaillaient sur l'oeuvre camusienne. Le débat a été ensuite ouvert. Le public était très hétérogène, dans la matinée surtout, et les interventions étaient très diverses. Certains participants ont proposé leur lecture de Camus; d'autres ont regretté l'absence du "bled" dans l'oeuvre de Camus; nombreux ont été ceux qui ont exprimé leur très vive émotion à la lecture du Premier homme. Un intervenant s'est assez nettement démarqué en précisant que ce que lui a donné Camus, c'est une façon de voir la vie autrement qu'en intellectuel avec son corps, ses pieds, son sexe. Et ce refus du dualisme conduit à une spiritualité. "J'ai besoin d'écrire comme de nager parce que mon corps l'exige", ont rappelé J. Lévi-Valensi et M.-L. Audin. La séance a repris à 14h30 et s'est prolongée jusqu'à 17h30. Les intervenants du matin ont repris plus longuement la parole pour un exposé plus structuré et centré autour du Premier homme. Avant eux, les deux collègues de Montpellier, P. Siblot et T. Bouguerra sont intervenus: l'un pour analyser, dans quelques énoncés, la contradiction vécue par Camus dans son rapport à l'Algérie et aux communautés coexsistant (postulat d'égalité et affirmation d'un clivage), l'autre pour rappeler l'ambivalence de la réception de Camus par les Algériens. C. Achour s'est attachée à indiquer des parallèles avec des textes autobiographiques de différents auteurs d'Algérie (Roblès, Sénac, Feraoun, Scotto) et quelques objectifs de l'écriture autobiographique camusienne. M.-L. Audin a développé l'image de l'île et son importance dans le texte camusien, augmenté désormais du Premier homme (Alger, El-Djezaïr, signifie les îles). JY Guérin a souligné que le Premier homme a été écrit pendant la période du "grand silence" de Camus et indiqué des pistes de recherche pour replacer l'oeuvre dans son contexte (celui des autres oeuvres de Camus, mais aussi du moment historique vécu). Il s'est interrogé aussi sur les racines de ce thème de la pauvreté. Ecrivain-citoyen, Camus essaie modestement d'apporter une contribution à une certaine mémoire de l'Algérie. * Le débat a repris avec la salle, riche, passionnant et ... passionné. Il n'est pas possible d'en donner le détail. Ce que l'on peut dire, c'est qu'aucune prise de parole n'était "académique" ou "compassée". Comme l'a dit un intervenant, chacun semble parler de lui-même à haute voix en parlant de Camus. Ce qui justifiait le "registre identitaire" largement évoqué. - Comment aller vers une mémoire totale? Quel est cet "étrange" père? Pourquoi une position communautaire plus qu'une position du Camus humaniste, au moment de la guerre? - L'un des intervenants algériens témoigne que, lorsqu'il fut arrêté à Oran en 1958, il a trouvé de jeunes co-détenus qui lisaient Camus: "aujourd'hui, ne sommes-nous pas des Camus un peu paumés?" se demandait-il. Le souhait a été de ne pas figer Camus et son oeuvre en objet sociologique: en tant qu'oeuvre d'art, elle a bien autre chose à nous dire. Qu'accepte-t-on de l'autre pour atteindre un monde commun? C'est ce désir qui la porte et qui habite toute oeuvre d'art qui fait peur à tous les totalitarismes et leur fait interdire l'art. Il y a eu aussi des témoignages sur des Algériens assassinés, lecteurs de Camus: sur Laadi Flici, sur Ali Mecili. Les participants ont, en tout cas, cherché à dépasser les condamnations habituelles pour interroger cet écrivain toujours vivant par ses oeuvres puisqu'il ne laisse pas indifférent. Le moment est venu de re-lire l'Algérie de Camus - le Premier homme ne peut que nous y aider - et le rôle de l'imaginaire dans l'Histoire. Le dernier mot à Jeanyves Guérin: "on peut, peut-être, maintenant, envisager un colloque sur "Camus et l'Algérie"! |
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© Christiane Achour - | Article publié dans le no du Bulletin de la SEC | Dernière mise à jour: 11/11/01 |