"Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme." Albert Camus, in La Peste |
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Nanterre, 27-28 novembre 1992 |
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Roger Quilliot écrit dans La Mer et les prisons : "Le Mythe de Sisyphe est un défi aux exploiteurs de la misère nationale". En traitant de l'absurde, du tragique, de la révolte, de la liberté, de l'existence, de la création littéraire, Camus affirme des valeurs en même temps qu'il participe à l'entreprise que les écrivains non résignés à la démission de l'Etat français s'efforcent d'animer tant bien que mal. C'est pour cette raisons que les organisateurs du colloque de Nanterre, Monique Gosselin et Jeanyves Guérin, ont souhaité d'une part désenclaver l'essai de Camus et le situer dans le débat intellectuel des années noires et d'autre part faire dialoguer historiens, philosophes et littéraires. Le souci est resté le même que lors des deux précédents colloques qui s'étaient tenus dans la même université: confronter la littérature et le mouvement des idées. Le colloque est ouvert par le Président de l'Université de Paris-X Nanterre, qui évoque sa découverte de Camus en référence à La Peste décrite dans le Décaméron de Boccace et La Peste des Fiancés de Manzoni - et se réjouit de la pluridisciplinarité de ce Colloque. La première journée du colloque a fait une large part à des auteurs comme Sartre (Geneviève Idt) et Mauriac, (Monique Gosselin) avec lesquels Camus a eu des relations difficiles, mais aussi Gide (Daniel Durosay), Saint-Exupéry, (Michel Quesnel), Guéhenno (Jeanyves Guérin), Malraux (Alain Meyer) et Bernanos (Michaël Kohlhauer), replacés dans le cadre de la vie culturelle sous le régime de Vichy dans les années noires de 1942-1943 (Jean-Pierre Azéma). Cette circum-navigation, ce "long détour" comme aurait dit Camus, a permis de voir quels choix de genre, de forme, d'écriture, de destinataire exigent la production et la communication littéraire des idées philosophiques et politiques dans une situation d'oppression. La deuxième journée fut entièrement consacrée au Mythe de Sisyphe, et s'ouvrit sur une communication de Paul Viallaneix, sur la "pensée problématique" du Mythe de Sisyphe. - "Je ne suis pas un philosophe. Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système" a dit un jour Camus à un journaliste qui lui demandait en 1945 si on pouvait le considérer comme un disciple de Sartre. C'est en romancier, en effet, qu'il aborde le problème de l'existence, du nihilisme, qui est pour lui le mal du siècle, auquel ni le suicide ni le meurtre ne peuvent répondre. Camus souligne l'étrangeté de l'existence - qu'il caractérise provisoirement d'absurde, à titre de point de départ. Le monde n'est pas raisonnable. C'est tout ce qu'on en peut dire. Ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. A ce constat, Camus entend "approprier" sa pensée. Et celle-ci ne sera ni négative, encore moins affirmative mais proprement problématique. Il n'a pas de réponse au pourquoi de l'existence. Le raisonnement absurde laisse cette question en suspens. Le suicide serait un renoncement à affronter le problème de l'existence. A défaut de "règles", Camus adopte des "styles". Si la pensée absurde aboutit à une impasse (et peut-on vivre dans une impasse?), cela montre que "la vérité peut être inacceptable pour celui qui la trouve". Marie-Louise AUDIN étudie, dans la ligne de sa thèse, l'écriture métaphorique d'Albert Camus, et remarque que le titre de l'essai qui devait devenir Le Mythe de Sisyphe était primitivement Essai sur l'Absurde. Ce changement est significatif. Camus, dès 1936 notait que lorsque Plotin passe de la description à l'explication, il a recours à des images, et, en 1958, que chaque fois que la poésie de Char semble obscure, c'est par la condensation furieuse de l'image. Passer du Traité sur l'Absurde au Mythe de Sisyphe. c'est affirmer la mise en place d'une maïeutique de l'image comme la structure de médiation la plus active et la plus efficace. M.-L. Audin montre comment Camus est passé du mythe de châtiment à un mythe d'initiation. Un symbole dépasse toujours celui qui en use et lui fait dire en réalité plus qu'il n'a conscience d'exprimer. Sisyphe exprime un besoin vital de transcendance, une quête. "Imaginer Sisyphe heureux" fait voler en éclats le mythe dans son expression rationalisée, renversement du négatif au positif en passant de la fatalité au destin, au dépassement. La vie sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens. Ce n'est pas une réponse mais une orientation. Eugène KOUCHKINE, Maître de Conférences à l'Université de Saint-Petersbourg, traite de "Kirilov dans le Mythe de Sisyphe, ou le paradigme du suicide supérieur".Il suit les "étonnantes métamorphoses que Kirilov subit dans le laboratoire de ré-écriture de Camus", jusqu'à être mis en parallèle avec le Christ - héros du service inutile. Cependant le suicide n'est pas une solution pour un héros absurde puisqu'il équivaut à la mort de la conscience. Camus s'oriente vers une acceptation stoïque de la vie. Le Kirilov de Dostoïewski comme l'Oedipe de Sophocle donnent la formule de la victoire absurde: "Tout est bien", la sagesse antique rejoignant ainsi l'héroïsme moderne. Si l'on peut vivre en acceptant l'absurde, on ne peut pas vivre dans l'absurde. Si, à l'encontre de Dostoïewski, Camus n'a pas pu ou pas voulu ou pas eu le temps d'aboutir à une synthèse, il le considère comme le vrai prophète du XX° siècle, un écrivain qui nous aide à vivre et à espérer. Jacqueline LEVI-VALENSI analyse en Sisyphe l'image symbolique du personnage romanesque et du romancier lui-même. "On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans" disait Camus dès 1936. Cependant les démarches ne sont pas identiques car le philosophe analyse, le romancier illustre et fait vivre. des personnages. Ecrire "en images" ou écrire "en raisonnement", il faut choisir - et c'est une tension difficile .Regret que la création ne puisse que mimer le réel et que l'explication, l'analyse ne soit réservées qu'à l'essai philosophique. Ce qui rend Sisyphe si attachant c'est qu'il est indéniablement un essai philosophique, mais constamment tenaillé par la nostalgie, la tentation repoussée de la création romanesque. Si Camus se contentait de l'examen de l'absurde, il serait philosophe, mais il illustre les conséquences de l'absurde par de multiples exemples empruntés à une vie d'homme, par un récit qui fait de Sisyphe un homme, de son destin une affaire d'homme qui doit être réglée entre les hommes, et c'est en cela qu'il est artiste. Il ne faut ni séparer ni confondre les deux démarches. Le mythe réconcilie philosophie et roman. André COMTE-SPONVILLE fait une leçon sur le thème de l'absurde. - Rien n'est absurde en soi ou par soi. L'absurde naît toujours d'une comparaison. Ce n'est pas l'absence de sens, mais un sens contradictoire. L'absurde est essentiellement un divorce. Sur le plan de l'intelligence, l'absurde n'est pas dans l'homme ni dans le monde mais dans leur présence commune. Sur le plan du sentiment de l'absurde, il n'est que l'épaisseur ou l'étrangeté propre. L'homme est l'être par lequel l'absurde vient au monde. Mais "l'absurde exige pour demeurer qu'on n'y consente point". Et l'on ne doit échapper à l'absurde ni par l'espoir, ni par le suicide, ni par le consentement. Il s'agit de vivre sans appel et de mourir irréconcilié. L'absurde est le contraire de l'espoir. Mais l'absence totale d'espoir n'a rien à voir avec le désespoir. Etre privé d'espoir ce n'est pas être désespéré. L'homme absurde a désappris d'espérer. Il sait qu'il n'y a pas de lendemain. Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre. La pensée absurde que veut définir Le Mythe est une pensée délivrée de l'espoir méta-physique.On désespère, en effet, lorsque ce qu'on espérait ne se réalise pas. Qui n'espère rien ne peut donc désespérer. Comment être heureux quand on espère autre chose que ce qu'on vit. Les Grecs avaient bien raison de faire sortir de la boîte de Pandore l'espoir comme le plus terrible des maux, dit Camus. L'espoir n'est pas seulement une esquive face à l'absurde, il est une erreur face à la vie. L'homme absurde est plus proche de Don Juan, de son rire clair et joyeux, que de l'Ecclésiaste. L'expérience absurde s'éloigne du suicide, car le suicide est le contraire de la révolte. L'absurde est conscience, et refus de la mort. Le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux, il n'est pas une solution car il supprime le problème au lieu de l'affronter. Le refus du consentement, ou refus de la sagesse est un "saut" dans l'immanence, contrairement au "saut" dans la transcendance que Camus reproche à Kierkegaard et à Jaspers. Il y a là un chemin et non un système. L'absurde est un commencement, alors que la sagesse est un achèvement. Accepter l'absurde ce serait l'abolir. Pour être fidèle à l'absurde, il importe donc non seulement de refuser ses contraires, l'espoir, la religion, l'esprit de sérieux, mais paradoxalement de le refuser lui-même. C'est par quoi l'absurde est lié à la révolte. L'homme absurde est le contraire de l'homme réconcilié - à l'inverse de Kafka ou de Nietzsche. Or l'étrange, et la principale difficulté du Mythe de Sisyphe, c'est que ce consentement à l'absurde est aussi le dernier mot de Camus ("Je juge que tout est bien, dit Oedipe"). Sagesse de l'homme absurde, sagesse désespérée, heureuse par là-même. Mais que reste-t-il de l'absurde quand le bonheur est là? Comment penser une sagesse absurde? Il reste le monde, la mort, la souffrance, un univers qui n'est pas fait pour l'homme et qui ne peut que le blesser et le décevoir. Mais nous demandons absurdement au monde d'être humain. Sisyphe est dans une joie silencieuse sans renoncer pour cela à sa révolte qui fait elle aussi partie du réel et il l'accepte comme le reste. Tout est bien ou plutôt tout est là. L'absurde est contra-diction, mais ce serait trahir Camus que de le figer dans cette contradiction. La négation est son point de départ, non son point d'arrivée. Pas de saut dans l'espérance ou le sens, donc, mais désir sans espoir et donc sans déception, c'est-à-dire sagesse qui ne désire que le réel, ou mieux selon Camus, amour. - Un livre de Camus nous manque, celui sur l'amour, que personne n'écrira, la mort de Camus nous en a privé. Au fond, la sagesse de Camus est une sagesse tragique. La communication de Pierre CAUSSAT ("La passion et la pensée du paradoxe") est d'un foisonnement irrésumable. Nous en dégageons seulement, en nous en excusant, quelques éléments. Passion du paradoxe, chez Camus, oui. Pensée du paradoxe, non. Mais pratique, usage du paradoxe. Le paradoxe comme vecteur de l'absurde. La pensée logique est injuste. L'irrationnel est le terme extrême d'un axe dont l'autre terme est occupé par la raison. Le scandale de la raison est la forme la plus intense de la raison. "L'irrationnel, c'est la raison qui se brouille et se délivre en se niant". "L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites" - L'équilibre chez Camus s'ancre dans sa résistance au "saut", dans le refus de trancher, et se traduit dans une rhétorique des contraires indifférents. Il faut parler de "sur-rationalisme" comme on parle de "surréalisme". Nelly VIALLANEIX, traite de la "Présence de Kierkegaard dans Le Mythe de Sisyphe". Le premier texte complet de Kierkegaard paraît en France en 1932, au moment où Camus fait ses études de philosophie. Il s'agit du Traité du désespoir, dont le titre inventé n'est pas de Kierkegaard. Les traductions sont tardives et partielles: Journal du séducteur est une partie de Ou bien, ou bien dans lequel, selon Kierkegaard, on peut penser deux choses contradictoires par la musique, l'oreille. 1934 voit la publication de trois titres: Discours édifiants qui est une sorte de prédication qui essaie d'expliquer une pensée à partir de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Camus n'a pas voulu parler de La reprise, trop proche de son histoire personnelle, qui raconte la rupture de Kierkegaard et de sa fiancée Régine. 1935 marque l'année clé pour les traductions de Kierkegaard. 1936 voit la traduction de L'Ecole du Christianisme, 1937 celle de Riens philosophiques, cité par Camus dans ses Carnets, et de Miettes philosophiques. Dans Le Mythe de Sisyphe Camus cite Kierkegaard d'après Traité du désespoir. Quand il parle du Journal, il ne parle que de fragments. Cependant, en France, on a construit un "mythe" Kierkegaard qui le dénature. Kierkegaard avait fait le choix de l'irrationnel contre la raison. La Maladie à mort, pré-titre du Traité du désespoir est celle qui consiste à vivre la mort. Kierkegaard étudie le désespoir en médecin: son seul antidote est la foi qui apparaît dans la deuxième partie. Ce qui intéresse Camus c'est que Kierkegaard vit l'absurde. Dans Le Mythe, Camus ne confond pas Kierkegaard et ses pseudonymes et cite le Journal , ouvrage dans lequel Kierkegaard est le plus lui-même. C'est aussi un homme de théâtre, et Camus ne s'y trompe pas. Cependant Camus se trompe quand il affirme que le "saut" chez Kierkegaard consiste à supprimer un des deux termes, l'absurde chez Kierkegaard n'est pas comme chez Chestov anti-rationnel mais supra-rationnel. Maurice WEYEMBERGH analyse le thème de l'autocréation et de l'automythi-fication dans "Le Mythe de Sisyphe". Comment vivre la contingence et la finitude après "la mort de Dieu" - individuellement et collectivement, dans le sillage de la pensée nietzschéenne, après la fin de l'imitation de Jésus-Christ, après le passage du vade mecum au vade tecum dans un monde désormais décentré? Le mythe de l'éternel retour dans lequel je m'insère est créateur en transformant ma contingence en destin. "L'oeuvre tragique pourrait être celle, tout espoir étant exilé, qui décrit la vie d'un homme heureux". Mais comment vivre la contingence, l'innocence, la finitude dans une vie coupée de tout au-delà? Dans la sphère publique (vie politique) et dans la sphère privée. S'il y a tension entre la beauté et les humiliés, nécessaire cependant est la fidélité à l'une et aux autres. Le bonheur personnel n'empêche nullement le dévouement à une cause désintéressée. Pour nous le faire comprendre et admettre (contre Sartre et la gauche bien pensante) Camus devra inventer ou faire revivre des histoires et des mythes. Dans Sisyphe la question est: comment s'orienter et que faire face à l'absurde? comment vivre sans appel? sans juridiction hors de la vie d'ici-bas? Comment se maintenir dans l'absurde et être fidèle à l'exigence absurde? "Tout est permis ne signifie pas que rien n'est défendu". L'absurde produit un style de vie et une ascèse absurde. L'homme absurde veut devenir par l'ascèse qu'il s'impose le créateur de sa propre vie, la transformer en destin. C'est l'effort à fournir pour connaître, entre l'absence d'espoir et le refus du désespoir, le bonheur. Le devoir d'être heureux fait partie de notre destin d'homme. |
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© Pierre Le Baut - | Article publié dans le no du Bulletin de la SEC | Dernière mise à jour: 07/11/01 |