"On appelle vérités premières celles qu'on découvre après toutes les autres, voilà tout"
Albert Camus, in La Chute
Albert Camus

Le Bavard et La Chute ou la trahison du lecteur
Résumé de l'article de Virginie Lupo, paru dans le numéro 2 d'Equinoxes.

Le Bavard, de Louis-René des Forêts est publié en 1946 et remanié lors d’une nouvelle édition en 1963 ; La Chute, d’Albert Camus est publiée en 1956. Ces deux livres comportent des analogies : deux hommes monologuent en prétendant se livrer à une confession et ils ont tous deux une révélation très intime à faire. La différence réside dans leur interlocuteur : l’un reconnaît s’adresser au lecteur, tandis que Jean-Baptiste Clamence, le héros camusien, rencontre un personnage au Mexico City, le bar d’Amsterdam où il a coutume de se rendre.
Le héros de Louis-René des Forêts, qui n’a pas de nom, et Clamence se présentent comme des bavards – Clamence reconnaît : " Je suis bavard, hélas ! et me lie facilement " (I, p. 1478), tandis que le narrateur du Bavard dit appartenir à une espèce particulière, celle de " l’individu [qui] n’a strictement rien à dire et [qui] cependant dit mille choses " (Le Bavard, collection poche Gallimard, p. 12).
La trahison du lecteur va prendre une forme différente selon les œuvres : Clamence va bien procéder à divers aveux mais nous n’apprendrons qu’à la fin de son récit l’objet de son épanchement et surtout, il va tendre un miroir au lecteur. Ainsi, si les paroles permettent au début d’instaurer une communication avec celui qui va devenir un confident, elles ne laissent toutefois pas la place au dialogue. En outre Clamence va finalement jeter un doute sur le langage lui-même tout en en montrant son pouvoir. La Chute permet ainsi de mettre au jour toute la théorie du langage de Camus.
Louis-René des Forêts remet également ce langage en question : " Vous trouvez que je vais quand même un peu fort : feindre de douter de ses propres affirmations, c’est là le comble de l’impertinence ou de la mauvaise foi " (p. 140). Comme le dit Pascal Quignard, le langage dans Le Bavard devient " véhicule qui ne véhicule plus rien, que rien ne subordonne que lui-même, qui se consomme totalement en soi autant qu’il consume avec intensité les forces qui le sous-tendent ".
Si ces deux monologues étonnent, voire même dérangent, c’est parce que le lecteur se sent piégé par les mots qu’il lit. D’ailleurs, le narrateur enjoint le lecteur à ne pas lui en vouloir : " Ayez le bon esprit de ne pas vous courroucer de l’abus que j’ai fait de votre crédulité " (p. 141). Dans les deux cas, le lecteur se sent jugé à l’issue de sa lecture : " Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger " (p. 1548), expliquera en effet Clamence.

Ainsi Le Bavard et La Chute sont bien deux exemples incontournables de trahison du lecteur.


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© Virginie Lupo - 02/04 Dernière mise à jour: 14/08/04