"À toi qui ne pourra jamais lire ce livre."
Albert Camus, in Le Premier Homme
Albert Camus

Le Premier Homme : notes de lecture
Merci à Marjorie Burghart qui nous livre ses notes sur le Premier Homme.

I - La recherche du père


* "Au-dessus de la carriole..." (p. 11) De nuit, en 1913, un couple déménage, dans une carriole conduite par un Arabe. La femme attend un enfant, qui naît à peine arrivé au domaine de St Apôtre, dont l'homme est le nouveau gérant ("en voilà un qui commence bien. Par un déménagement").

* "Saint Brieuc" (p. 25) Quarante ans après, Jacques, l'enfant devenu homme, se rend à St Brieuc sur la tombe de son père, mort à la bataille de la Marne, pour faire plaisir à sa mère. Laideur du paysage. D'abord indifférent, il s'aperçoit avec stupeur qu'il est lui-même plus âgé que son père ne l'a jamais été (mort à 29 ans) => "flot de tendresse et de pitié". "Ce sol était jonché d'enfants qui avaient été les pères d'hommes grisonnants." "Ce qu'il avait cherché avidement à savoir à travers les livres et les êtres, il lui semblait maintenant que ce secret avait partie liée avec ce mort, ce père cadet." Il ressent le besoin de se renseigner, car il "lui semblait plus proche maintenant qu'aucun être de ce monde", mais cela est difficile après si longtemps...

* "St Brieuc et Malan (J. G.)" (p. 33) Annoté "chapitre à écrire et à supprimer." Jacques Cormery visite son vieil ami et maître Victor Malan, et dîne avec lui. Il lui expose son intention de se renseigner sur son père. Malan objecte la difficulté de connaître même nos proches ; qu'apportera une enquête rapide ? Jacques déclare son amitié à Malan ("Vous m'avez ouvert sans y paraître les portes de tout ce que j'aime en ce monde [...] Mais aux plus doués il faut une initiation. Celui que la vie un jour met sur votre chemin, celui-là doit être pour toujours aimé et respecté, même s'il n'est pas responsable. C'est là ma foi !"). Malan en est un peu embarrassé. Suit une brève discussion sur la vie et la mort : "Vous aimez la vie. Il le faut bien, vous ne croyez qu'à elle." (Malan) ; "- Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence (Cormery) - Oui, et ils meurent. (Malan)" ; "Il y a en moi un vide affreux, une indifférence qui me fait mal." (Malan)

* "Les jeux de l'enfant" (p. 41) Cormery rentre en Algérie visiter sa mère. Bonheur de rentrer en Afrique : "Mais il s'était évadé, il respirait, sur le grand dos de la mer, il respirait par vagues, sous le grand balancement du soleil, il pouvait enfin dormir et revenir à l'enfance dont il n'avait jamais guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l'avait aidé à vivre et à tout vaincre". Sur le bateau, il se remémore les jeux de son enfance. La sieste forcée de l'après-midi dans le lit de la grand-mère, après laquelle il retrouvait ses camarades : ils jouaient à la canette vinga (entre le tennis et le base-ball), ou bien à se faire des tentes dans des caves. Mais les meilleurs jours étaient les baignades : ils allaient d'abord prendre des fruits de palmiers dans un jardin public, achetaient parfois un cornet de frites, puis se jetaient nus dans la mer. Mais gare au fouet de la grand-mère si Jacques oubliait de rentrer à l'heure...

* "Le père. Sa mort. La guerre. L'attentat" (p. 56) Jacques retrouve sa mère avec émotion ; épaisseur du silence qui les unit. Il la questionne sur son père, mais sans grands résultats : elle ne se souvient plus guère, tout ça est si loin... Indigence de ses souvenirs, simplicité de sa conception du monde. Après leur discussion, un attentat a lieu dans la rue en bas : angoisse de sa mère qui bouleverse Jacques, mais elle refuse d'aller en France ("Je veux rester chez nous.")

* "La famille" (p. 77) Jacques continue d'interroger sa mère, toujours sans grand succès. Il se souvient d'une anecdote qui l'a marqué enfant : son père allant voir une exécution, et vomissant, malade, à son retour. Portrait et histoire de la grand-mère. Vêtements de Jacques : toujours trop grands, car usés avant qu'il ne grandisse... Ses chaussures : cloûtées => interdiction de jouer au foot dans la cour cimentée de l'école, qu'il transgresse => puni du fouet s'il les casse. Il se remémore "avec une crispation de honte et de dégoût". la fois où il a volé aux siens une pièce de 2 francs pour voir un match. La grand-mère obligeait aussi Jacques à chanter devant ses filles pour accompagner son frère Henri (violon). Les séances de cinema muet, où il fallait lire les sous-titres à la grand-mère. "Le regard de sa mère, tremblant, doux, fiévreux, était posé sur lui avec une telle expression que l'enfant recula, hésita et s'enfuit. "elle m'aime, elle m'aime donc", se disait-il dans l'escalier, et il comprenait en même temps que lui l'aimait éperdument, qu'il avait souhaité de toutes ses forces d'être aimé d'elle et qu'il en avait toujours douté jusque là."

* "Etienne" (p. 94) Portrait de l'oncle Ernest (ou Etienne) : très bel homme, sourd, quasi muet, mais ouvrier tonnelier apprécié de ses camarades pour sa gentillesse et son humour, il est aimé de Jacques et l'aime lui aussi. Il l'emmène nager, et aussi à la chasse dans le désert avec ses camarades. Mais si il est bon vivant, Ernest est capable de colères terribles (quand son assiette "sent l'oeuf", contre son frère Joséphin, ou encore contre Antoine, qui voulait fréquenter la mère de Jacques). Ernest emmenait aussi parfois Jacques à la tonnellerie. Justement, Ernest arrive dans l'appartement : il discute un peu avec Jacques, qui demande des nouvelles de la famille et des amis => énumération de ceux qui sont morts, de leur univers.

* "L'école" (p. 129) Jacques rend visite à son vieil instituteur, Mr Bernard. Evocation de la vie de l'écolier, qui protégeait les chiens de la fourrière, mais enfermait les chats dans les poubelles pour les effrayer. Bagarre (donade) pour sauver l'honneur, après une injure. Admiration pour Mr Bernard, ses méthodes d'enseignement (bien qu'il ait été pour les punitions corporelles) ; "exotisme" pour les enfants des évocations de la métropole (neige). Evocation de la guerre, par la lecture en classe des "Croix de bois" (Mr Bernard offre aujourd'hui l'exemplaire à Cormery). Mr Bernard décide de présenter Jacques à la bourse, mais sa grand-mère refuse d'abord => l'instituteur vient la convaincre, changeant le destin de l'enfant. En prévision du travail futur au collège, la grand-mère décide que Jacques doit faire sa communion avant => il suit donc deux mois de cathéchisme, sous la férule d'un curé sec et sévère, qui lui fait apprendre par coeur des définitions qu'il ne comprend pas... Mais voilà que Jacques réussit l'examen de la bourse.

* "Mondovi : la colonisation et le père" (165) Jacques se rend à Mondovi, toujours à la recherche de son père. Il visite la ferme où il est né, et discute avec l'actuel propriétaire, Veillard, la quarantaine. Mais celui-ci est impuissant à le renseigner sur ses origines. Ils discutent des problèmes de l'Algérie, des relations tendues... Ils évoquent les premiers temps de la colonisation, où les colons mouraient par centaines dans un pays hostiles dont ils avaient tout espéré. "Mais finalement il n'y avait que le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé, qui les fait rentrer dans l'immense cohue des morts sans nom qui ont fait le monde en se défaisant pour toujours." (p. 180).


II - Le fils ou le premier homme


* "Lycée" (p. 185)Rentrée au lycée => coupure d'une certaine façon avec sa famille (vécu et culture). Contact avec jeunes de familles bourgeoises, Jacques découvre cet univers (culte de la famille, catholicisme fervent...). Les trajets en tram, les rues et les personnages autour du lycée. Rapports avec les maîtres : difficile, à cause de leur multiplicité. Retour dans la famille.

* "Le poulailler et l'égorgement de la poule" (p. 211) "Angoisse devant l'inconnu et la mort", en rentrant du lycée, et à la fin du jour. Son frère ayant refusé, Jacques accepte par bravade d'aller capturer une poule dans la cour, un soir. Il s'exécute avec effroi. Fière de son courage, la grand-mère l'invite à assister, blême, à l'exécution de l'animal. "Il se referma sur l'angoisse, sur cette peur panique qui l'avait pris devant la nuit et l'épouvantable mort, trouvant dans l'orgueil, et dans l'orgueil seulement, une volonté de courage qui finit par lui servir de courage" (p. 215).

* "Jeudis et vacances" (p. 217) Parfois, retenues. Sinon, Jacques et son ami Pierre sortaient ensemble ; ils allaient parfois jouer à la Maison des Invalides de Kouba, où la mère de Pierre travaillait. Visites à la bibliothèquee, goût pour L'Intrépide, les personnages de Pardaillan.
"La manière dont le livre était imprimé renseignait déjà le lecteur sur le plaisir qu'il allait en tirer. Pierre et Jacques n'aimaient pas les compositions larges avec de grandes marges, où les auteurs et les lecteurs raffinés se complaisent, mais les pages pleines de petits caractères courant le long de lignes étroitement justifiées, remplies à ras bord de mots et de phrases [...] Chaque livre, en outre, avait une odeur particulière selon le papier où il était imprimé, odeur fine, secrète, dans chaque cas, mais si singulière que Jacques aurait pu distinguer les yeux fermés un livre de la collection Nelson des éditions courantes que publiait alors Fasquelle. Et chacune de ces odeurs, avant même que la lecture fût commencée, ravissait Jacques dans un autre univers [...]" (p. 228).
Jacques se partage inégalement entre deux vies impossibles à relier, famille / lycée (remises des prix). Les vacances d'été à Alger, règne du soleil. Puis la grand-mère décide de faire travailler Jacques l'été : pour obtenir un emploi, il est obligé de mentir, faisant croire qu'il abandonne le lycée à son patron, et il en conçoit une grande honte. Mais fierté de ramener sa paie : il s'affirme (réussite sportive, découvre l'amour), devient un homme, et se révolte contre la grand-mère qui cesse de le battre.
"Il n'avait connu jusque-là que les richesses et les joies de la pauvreté. Mais la chaleur, l'ennui, la fatigue lui révélaient sa malédiction, celle du travail bête à pleurer dont la monotonie parvient à rendre en même temps les jours trop longs et la vie trop courte." (p. 248).

* "Obscur à soi-même" (p. 255) Voilà ce qu'est devenu Jacques quarante ans plus tard : à sa place partout parce qu'il n'en désire aucune, "régnant sur tant de choses et si certain cependant d'être moins que le plus humble, et rien en tout cas auprès de sa mère." (p. 256). Mais il y a la part obscure de l'être, où naissent ses désirs, ses angoisses, ses nostalgies, mouvement obscur qui l'accorde à ce pays. Ainsi, tout enfant, il a pu se sentir comme le premier habitant, dans un pays où règnait la loi de la force, monde viril. Désir de vivre, d'aimer, de posséder, rage impuissante contre la déchéance et la mort, qui l'accorde aux femmes qui lui ressemblent.




Reflexion personnelle sur les personnages : ils me semblent incarner chacun un des aspects de l'oeuvre de Camus.
- Pour la grand-mère ("elle du moins n'avait jamais connu la résignation." p. 81), ce pourrait être le refus (Cf le Mythe), voire la révolte (d'une certaine façon), mais la force d'obstination en tout cas.
- L'oncle Ernest qui "vit au niveau des sensations", pourrait incarner la sensualité, l'amour des joies sauvages et naturelles.
- La Mère, enfin, représenterait à la fois l'amour bien sûr, mais aussi peut-être un certain mystère, une angoisse presque mystique de l'enfant : sa douleur obscure, son infirmité qui la sépare un peu plus, le jettent certainement dans une forme de solitude, celle peut être de se sentir séparé de sa mère avec laquelle il ne voudrait faire qu'un ?


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© Marjorie Burghart - 07/98 Dernière mise à jour: 18/11/01