"Il n'y a que l'amour qui nous rende à nous-mêmes"
Albert Camus, in L'Envers et l'Endroit
Albert Camus

La réception de l'oeuvre de Camus au Danemark

  Le 7 novembre 1947, le jour même de la première de Caligula à Copenhague, le chroniqueur du journal conservateur Nationaltidende(2) écrit que, comparé à Jean-Paul Sartre, dont le côté "dégoûtant" frôle la "noirceur" (sic), Albert Camus apparaît comme le plus grand écrivain parmi les existentialistes. L’Etranger avait été traduit en danois dès 1944, La Peste venait de paraître en France (traduction danoise en 1948). Le chroniqueur, remarquablement bien informé, raconte la vie et la carrière de Camus, souligne son engagement et renvoie aux chroniques de l’écrivain dans Combat. Très au courant, il a également lu Le Mythe de Sisyphe dont il cite en danois le début. Le Malentendu a droit, lui aussi, à un résumé, de même que La Peste. Voilà donc comment a commencé, au pays de Kierkegaard, la présence d’Albert Camus.
  L’actrice jouant Caesonia avait bien appris sa leçon, qui déclarait dans une interview du 1er novembre reproduite dans un journal de boulevard, que "Camus n’est pas un existentialiste comme Sartre ; il l’a été, probablement, mais il a abandonné cette philosophie". Un grand journal conservateur de Copenhague (3) disait la même chose, comme si l’étiquette d’ "existentialiste" avait quelque chose de péjoratif. Par ailleurs, la critique de la représentation de Caligula était loin d’être positive : un autre journal de boulevard soulevait le problème du désaccord entre le contenu du texte et le choix du genre ; le critique ajoute, parlant de l’actrice mentionnée ci-dessus, outre que sa poitrine était impressionnante (journal de boulevard, disais-je), qu’il ne fallait pas lui reprocher "que tout le texte ne passait pas par son cerveau". Mais qui était visé ici, Camus ou l’actrice?! La réédition du texte en 1957 à l’occasion du Prix Nobel devait recueillir des suffrages à peine plus positifs : le message de Caligula ne saurait être la Vérité, affirmait-on… (4)
  L’Etranger, dont la traduction avait donc paru en pleine Occupation, au mois de mars 1944, n’avait pas été bien reçu. On pouvait lire que "l’histoire a ses côtés douteux. Elle est trop cohérente, trop raisonnable, tout comme Victor Hugo [dans Le dernier jour d’un condamné] était trop beau parleur (...). Cependant, le sujet — dans cette présentation sobre et raisonnée — exerce son pouvoir sur les lecteurs"(5). Dans Nationaltidende(6), on loue le langage et le style, ainsi que les images (rares mais suggestives) de la ville d’Alger, mais le critique trouve le roman, dans son ensemble, "répugnant" et "peu sympathique", surtout à cause du "cynisme" du récit. Cependant, comme dans le premier compte-rendu cité, le critique pense que le lecteur suivra avec fascination les réactions du condamné. Dans un troisième journal de Copenhague, le critique a bien saisi les effets surprenants du style de Camus, et y distingue même "un brin d’ironie"(7). Citons finalement un grand journal de province avec sa manière frappante de caractériser "ce petit roman intelligent et fermement formé "; cependant, Camus "ne possède pas le surplus qui crée l’impression durable"(8).
Le roman devait être réédité en 1957. Nous avons dépouillé une douzaine de journaux de province afin de donner une impression de la réception de ce texte capital de Camus. "Roman psychologique" selon les uns, un exemple de l’absurdisme chez Camus pour les autres ; les uns soulignent la "douceur" du style, les autres sa "simplicité". Le roman donnerait aussi lieu à des réflexions sur la capacité et le droit des hommes à juger les autres, et certains pensent lire, dans la description du jeune homme "bonnasse", un ton de compassion humaine; d’autres insistent sur la défense des gens impliqués dans la machine judiciaire. Plus nuancé et original est le compte-rendu publié dans un grand journal du Jutland du Nord(9) qui renvoie à la vie de Camus à Alger tout en mettant en relief le contenu psychologique du roman, l’absence d’abstractions et de réflexions, ainsi que la présence de petits éléments significatifs.
  Ce dernier trait, évidemment caractéristique du roman, provoque, ailleurs, une remarque négative de la part d’un des critiques les plus redoutés du Danemark à cette époque : "L’écrivain Camus lui-même s’exprime un peu rapidement", estime M. Brix(10), mais lui-même est allé vite en besogne, puisque Meursault se nomme, sous sa plume, Mercault ! Dans un autre journal de la capitale, Berlingske Aftenavis, Ole Vinding, un des connaisseurs les plus fins de la culture et de la littérature française de cette décennie, publie(11) une chronique consacrée à l’œuvre de l’écrivain qu’il avait rencontré au mois de mai 1945 à Paris, dans les locaux de Combat, rue de Réaumur. Camus, "sans un brin de ‘M’as-tu-vu’isme’ (sic)" l’aurait accueilli, alors, sans prétention, tout en donnant une impression d’énergie "fébrile".

  En 1957, La Chute, dans sa traduction danoise, fut accueillie comme un ouvrage de philosophie morale. On verra que cette manière de lire caractérisait dans une large mesure la réception de Camus au Danemark: on avait tendance à chercher, dans la littérature, des réponses aux "grands problèmes de la vie". Cependant, parfois cette manière de lire n’était pas inintelligente : "Ce qui est avant tout dangereux, dans la Chute, aux yeux du parti autoritaire, peut-on lire dans une chronique importante(12) qui applaudit à l’attitude camusienne, c’est qu’elle met en question le droit de toute autorité laïque ou spirituelle d’exercer son autorité sur la base des qualifications que la foi dans l’autorité identifie sans façon avec une aptitude morale."
En même temps, le roman fut doté de perspectives politiques (treize mois avant, c’était l’invasion, par l’URSS, de la Hongrie, et le débat public, au Danemark, était très politisé) : "Osons-nous croire que les quelques hommes dans les mains desquels repose le sort du monde ne portent pas dans leur cœur une haine désespérée de la vie ?" … ce qui pourrait être une question fondamentale pour l’ensemble de l’œuvre de Camus. La lutte contre l’hypocrisie morale de la bourgeoisie a commencé ! disait dans Information l’écrivain Thorkild Hansen qui connaissait bien les Français. Mais alors, il n’y avait pas que les hommes politiques qui étaient visés, mais quasiment tout le monde lisant ? Pourtant, ce point de vue fut contesté par d’autres critiques : "De tels livres sont exclusivement écrits avec la tête et donc confinés dans les chambres closes de l’intellectualisme."(13)
  Or, la critique la plus surprenante sur La Chute est signée Villy Sørensen (1929-2002), ce philosophe-phare d’une ou de deux générations d’intellectuels au Danemark, spécialiste de Kierkegaard, de Kafka, d’Andersen, de Sénèque aussi et de Schopenhauer, nourri de la littérature et de la pensée allemande et française, nommé pour le Prix Nobel, traduit en français et dans beaucoup d’autres langues. Il s’agit d’un éreintement complet et sans ménagement. Le héros du livre aurait tout aussi bien pu lire L’Etre et le néant… le rire montant du fleuve signifiant la même chose que le regard chez Sartre dont on nous livrerait ici une version populaire. "Squelette vêtu de pensées banales", "philosophie pour lycéens", "monologues pathétiquement agressifs". Camus lui-même serait un écrivain "étroit, dépourvu d’imagination, ce dont les six nouvelles de L’Exil et le royaume nous livrent encore six exemples nouveaux "! — Cette réticence et cette attitude négative à l’égard du roman de Camus étaient partagées par bon nombre de critiques danois, depuis le quotidien communiste Land og Folk, jusqu’à plusieurs feuilles libérales et conservatrices.

  Or, Camus venait de recevoir le Prix Nobel. Ce qui nous vaut quelques passages cocasses dans les interviews qu’il donna pendant sa traversée du Danemark pour aller à Stockholm. "Avez-vous étudié la psychologie ? — Oui, et particulièrement Adler, où j’ai beaucoup appris (…)" — réponse suivie de cette énormité de la part du journaliste : "Vous avez aussi beaucoup étudié Dostojevskij. Lui n’était pas psychologue. " Parlant d’énormités, en voici une autre, qui allait vite circuler dans les milieux intellectuels de Copenhague et susciter partout le rire et l’indignation à cause de l’incongruité de la question — et l’admiration pour la réponse prompte et profonde de Camus : "Comment prononce-t-on votre nom : ‘camu’ ou ‘camus ? — Sans –s, mais vous pouvez dire ‘camus. Ça me changera."(14)
  Toutefois, le Prix Nobel donnait lieu aussi à des articles sérieux sur l’ensemble de l’œuvre ; presque tous mettent en avant la philosophie de l’absurde (la lignée L’Etranger-Le Mythe de Sisyphe), l’idée de révolte (La Peste-L’Homme révolté) et les tensions qui existent entre L’Eté et La Chute. Arrêtons-nous sur une interview dans Politiken du 27 octobre 1957, où Camus se prononce en faveur de l’unification de l’Europe, tout en exprimant sa position en tant qu’écrivain (nous retraduisons ici vers le français les propos de Camus) :

  De nos jours, l’artiste est condamné ou bien à vivre à l’extérieur de la réalité, s’il reste dans sa tour d’ivoire, ou bien à devenir stérile dans la création artistique, s’il tourne constamment en rond dans l’arène politique. Pourtant, entre ces deux extrêmes il y a une troisième voie, où il est difficile de s’engager, mais c’est par là que le vrai artiste doit aller. Selon moi, un auteur doit être au courant de tous les événements dramatiques de son temps et prendre position aussi souvent que possible. Néanmoins, il doit préserver ou chercher à obtenir une certaine distance à l’histoire contemporaine pour la mettre en perspective. Car une œuvre d’art repose à la fois sur un certain contenu réel et un créateur donnant forme à ce contenu. (...) mais il n’en est pas toujours ainsi dans la réalité. La vérité est plutôt que l’artiste, aujourd’hui, avance en tâtonnant dans le noir, incapable d’échapper aux malheurs du temps, mais aussi rempli d’un besoin de solitude et de tranquillité (…).

  Ce passage nous renvoie au discours d’Upsala, résumé dès le mois de janvier dans un autre quotidien intellectuel de Copenhague(15). Notons d’ailleurs que le choix du comité Nobel de Stockholm n’est critiqué dans aucun des journaux que nous avons pu consulter.

  On se tient généralement bien informé à Copenhague, surtout à l’aide de quelques jeunes Danois comme Thorkild Hansen et Ebbe Traberg en poste à Paris : ce dernier, jeune étudiant, rapporte avec enthousiasme, le 7 et le 30 juillet 1958(16), la réédition à Paris de l’Envers et l’endroit, accompagnée de la fameuse Préface, tout en informant ses lecteurs danois du travail de Camus en vue d’un roman "de formation" (il s’agit évidemment du "Premier homme"). De même, l’idée chère à Camus d’une trêve en Algérie est rapportée dans la presse de Copenhague.(17)
  La traduction de l’Exil et le royaume a droit à une attention particulière en cette même année de 1958 dont elle ouvre, dès le mois d’août, la rentrée littéraire. L’Hôte avait déjà été lu à la radio danoise. Pourtant, la critique n’est pas entièrement positive — loin de là. On admire comme il le faut, mais on parle toujours de "morale", désormais dans un sens plutôt négatif, de "littérature-problème" et de "livre de débat". Quoi que certains prétendent qu’il n’y a pas ici d’ouvrage philosophique, la question est posée. Le "Renégat "? Une étude sur le nihilisme… Mais on admire le style, dur comme de l’émail, ascétique. On trouve que les nouvelles tournent toutes autour de la condition humaine, mais d’une façon plus impressionnante qu’inspirante. Certains soulignent presque trop que Camus n’est pas un penseur dogmatique… d’autres lui reprochent le contenu philosophique trop vague et trop "mou" des nouvelles, et reprennent la critique formulée en France de "Jonas ": si cette nouvelle vise Sartre, elle est trop faible, si c’est Camus lui-même qui est visé, elle est tout à la fois trop "choyante" et trop "exigeante". Comme s’il fallait viser quelqu’un. Notons toutefois une question intéressante : le titre du livre serait-il inspiré d’une manière de dire catholique ? L’exil représente-t-il l’homme dans son isolement, où il croit suffire à lui-même, et le royaume la communauté des êtres humains ? Cette interprétation de l’œuvre de Camus avait déjà été proposée dans la feuille chrétienne estudiantine Universitas, à propos de la solidarité humaine : "C’est Camus qui a lancé ce cri à notre temps avec le plus de force : Chacun de nous est responsable des meurtres commis tous les jours dans le monde. Et si sa philosophie n’est pas transcendantale, tout comme celle de Dostojevskij, si Dieu n’existe pas pour lui, sa pensée est néanmoins caractérisée par "la transcendance horizontale", si l’on veut bien nous passer cette expression : la solidarité absolue et inconditionnelle avec l’humanité…" Sans doute une interprétation à retenir. Quoi qu’il en soit, la réception des nouvelles de Camus, tant attendues parce que consécutives au Prix Nobel, récuse le côté philosophique de son œuvre — tout en l’interprétant selon des idées de morale, et en y cherchant un message salvateur concernant nos problèmes existentiels et politiques.

  La mort de Camus donne lieu à de longs articles dans les journaux danois, et cela dès le 5 janvier 1960. Thorkild Hansen avance l’idée d’un Camus représentant une troisième voie, manifestée dans les articles de Combat et les essais de L’Eté. Une autre idée, apparentée à celle-ci, est suggérée par un étudiant de théologie(18), selon lequel Camus, n’étant pas arrivé à la compréhension chrétienne de l’absurde, comme l’était Kierkegaard, aurait adopté la révolte individuelle et personnelle comme seul moyen d’établir un sens, dans une vie qui en serait dépourvue. On voit, là encore, à quel point l’œuvre de Camus a été interprétée, au Danemark, comme une œuvre de philosophie morale.
  Les réactions en France à la mort de Camus sont soigneusement rapportées par les journaux Information et Politiken. Et lorsque’au mois d’avril 1960, paraît enfin en danois Le Mythe de Sisyphe, ce texte crucial devient rapidement sujet de discussions dans le pays qui tenait alors le record mondial de suicides. Camus, avec Le Mythe de Sisyphe, nous aurait livré un ouvrage "de valeur permanente pour le grand nombre de gens qui cherchent un sens de la vie"(19). Livre de recettes, donc, pour notre existence ! "Camus veut nous aider à décider si la vie — telle qu’elle est dans notre civilisation mercantiliste — vaut la peine d’être vécue ou non."(20) Sans bien comprendre le rôle profond et dynamique de l’absurde chez Camus, un critique lui reproche de faire abstraction de Dieu, alors que d’autres — en particulier les jeunes comme Ebbe Traberg — reconnaissent bien le secret de la philosophie athéiste de Camus. Partout, d’ailleurs, Camus est présenté comme celui qui cherche la Vérité, et qui le fait pour nous… sorte de messianisme venant sans doute du protestantisme imprégnant l’esprit danois, et supposant une vision eschatologique transposée dans une pensée non religieuse.
  En revanche, la parution, en 1961, d’un recueil d’essais intitulé Sommer (Eté), regroupant quelques textes de Noces et de L’Eté et accompagné de la Préface de L’Envers et l’Endroit, suscite l’enthousiasme et le respect unanime des critiques qui citent surtout "Noces à Tipasa", "L’Amandier", "Retour à Tipasa". Voilà donc l’œuvre consacrée. Le professeur Knud Togeby de l’Université de Copenhague, critique à ses heures, décèle avec la perspicacité qui le caractérise, combien le recueil est typique d’un Camus chez qui le leitmotiv est "oui et non", la révolte qui dit non incluant un oui qui vise autre chose que ce qu’on rejette. Ce que recouvre la notion de "Némésis" serait ainsi la solution pour Camus.
  Cette clarification du problème "Camus" venait seulement de se répandre et de gagner le public, parfois dérouté par la notion tellement simple pourtant de l’absurde, lorsque enfin paraissait au Danemark (1964), L’Homme révolté, livre accueilli avec beaucoup d’hésitation et de réticence. On reprend la discussion avec l’auteur à jamais absent, et l’on se demande jusqu’où peut aller la philosophie de la révolte dans ce livre "étrange", ou s’il ne faut pas, après tout, abandonner la pensée même de la révolte. Un autre professeur, de théologie celui-là(21), avance l’idée intéressante que Camus est un penseur fragmentaire. C’est une manière intéressante de voir la soi-disant "philosophie de l’écrivain qui ne se voulait pas philosophe". Un autre insiste sur "l’activité agissante" de l’auteur comme ce à quoi il devait aboutir vu les circonstances sociales et psychologiques de son enfance. On est visiblement dérouté, et les lectures vont dans tous les sens.

   Il manquait peu de titres pour qu’enfin l’essentiel de l’œuvre de Camus fût présent sur le marché du livre au Danemark(22)Lettres à un ami allemand parurent en 1966 et furent accueillies comme le signe de la présence en France d’une philosophie humaniste visant plutôt l’Homme que l’Europe. Le non à la violence et à la haine, la défense qu’on lui connaissait si bien consacraient en Camus un penseur à la mesure de son temps. En 1970, un volume intitulé Ni victimes ni bourreaux contenant les articles publiés sous cette rubrique dans Actuelles (plus les Réflexions sur la guillotine), éclairait encore l’image d’un Camus humaniste engagé(23).
La Mort heureuse, en danois dès 1972, donne lieu à une critique hésitante qui souligne la "philosophie discutable" de Camus, "sa faiblesse", et la narration "décousue" du texte. Le roman n’est tout simplement pas "recevable", il "ne tient pas". Il était temps de respirer et de se donner une pause.

  C’est ce qu’on fait jusqu’en 1992, année où paraissent en extrait les Carnets et les Journaux de voyage, ainsi qu’une réédition du Mythe de Sisyphe et de L‘Homme révolté, le tout suivi d’une traduction du Premier homme en 1995 et d’une nouvelle traduction de L’Etranger en 2002. La réception de ce dernier roman est tout autre que celle de 1957 : on est désormais en mesure de l’accueillir comme ce qu’il est, un roman à la hauteur de ceux de Kafka, sur l’aliénation de l’homme moderne. Le temps et l’époque étaient d’ailleurs propices à cette nouvelle vague projetée et réalisée par nous-même en accord avec les Editions Gyldendal de Copenhague. Ce n’était pas peine perdue, les événements de 1989-90 ayant favorisé le regain d’intérêt pour l’écrivain de la troisième voie. Non seulement l’intérêt de la jeune génération pour Camus était stimulé par ces événements, comme nous pouvions le constater lors d’un cours sur la politique de Camus que nous donnions, comme par hasard, à l’Université pendant l’hiver 1989-90, mais les jeunes n’étant plus tellement divisés en "gauchistes" et "bourgeois ", se montraient plus ouverts à l’égard d’une œuvre comme celle de Camus.
  Les textes parus pendant ce renouveau de Camus au Danemark furent reçus partout avec le plus grand intérêt. C’est en lisant les Carnets qu’on se rendait compte que l’humanisme de l’auteur était très différent de celui de Sartre et de la croyance dans la conscience historique illimitée de l’homme, et que Camus n’était pas le moraliste qu’on avait cru : ne refusait-il pas une réconciliation avec le monde ? Et la solitude la déprime ne le guettaient-elles pas à tout moment ? On voyait mieux maintenant à quel point son œuvre même était définie par le dilemme fondamental d’un homme devant l’Histoire et la Nature ; et qu’il fallait accepter que sa pensée se portât à la fois vers le devoir et la solidarité, et vers la liberté et la solitude. Chose curieuse, la génération de critiques littéraires s’exprimant dans les années 90, critiques nés pour la plupart autour de la Deuxième Guerre mondiale, était bien plus à même de comprendre la déchirure de Camus que la génération précédente qui cherchait obstinément, dans l’œuvre de l’écrivain français, une réponse toute faite aux questions existentielles, une solution aux problèmes du monde moderne, et une réconciliation avec la question difficile de la foi. Or, nous autres, nés pendant l’Occupation, ayant vécu les révoltes de Berlin, de Budapest et de Prague, ainsi que les guerres d’Indochine et du Vietnam, ne sommes plus tellement enclins à chercher des réponses définitives; et si nous les flairons chez les autres, nous les regardons avec méfiance et réticence. Le mensonge historique nous a éduqués, l’hypocrisie des grands nous a dégoûtés de tout messianisme. On comprend mieux maintenant le choix camusien de l’équilibre, comme cela ressort de bien des comptes-rendus des Carnets. Et l’on voit désormais combien L’Envers et l’endroit avait tout annoncé et tout contenu in nuce. Camus n’est plus traître par rapport à la gauche, ni prophète de la droite, mais un écrivain déchiré par le doute et qui pense l’existence de l’homme jusque dans ses conséquences les plus radicales : "Personne n’a décrit la folie et l’espoir dans notre siècle insensé avec moins de compromission que lui." (24)
  En 1995, l’œuvre de Camus dans sa version danoise est couronnée par la traduction du Premier homme qui brosse le portrait d’un jeune homme issu de la pauvreté, fasciné dès l’enfance par la nature et la simplicité des hommes dans leur travail, et, enfin, d’un écrivain qui se consacre, avec ce regard en arrière, à une existence méditerranéenne. Peut-être le passage de cette vie vers le collège puis le lycée l’a-t-elle déraciné en le déplaçant d’une petite île au milieu de la société vers cette société elle-même dans tous ses états et vers son histoire, comme le laisse entendre un des critiques danois.(25)

(2) Henning Pade, agrégé de littérature comparée
(3) Berlingske Tidende, 7 novembre, conservateur
(4) Kristeligt Dagblad, 16 novembre 1957
(5) Berlingske Tidende, 17 mars 1944
(6) Le 1er avril 1944
(7) Kristeligt Dagblad, 11 avril 1944
(8) Aarhus Stiftstidende, 3 avril 1944
(9) Aalborg Stiftstidende, 28 novembre 1957
(10) Hans Brix, du grand quotidien de Copenhague Politiken
(11) le 11 novembre 1957
(12) Par Ole Storm, dans Socialdemokraten (Copenhague) et d'autres feuilles du 17 octobre 1957
(13) Dans la feuille de boulevard Ekstrabladet
(14) Propos recueillis par Robert Naur pour Politiken, 9 décembre 1957
(15) Information, 25 janvier 1958
(16) dans Socialdemokraten et Helsingor Socialdemokrat
(17) Dagens Nyheder 1er juillet 1958
(18) Johannes Mollehave, plus tard pasteur dans l'Eglise d'état danois et essayiste très estimé et aimé
(19) Aarhus Amtstidende, 2 avril 1960
(20) Sollerod Tidende, 16 décembre 1960
(21) Johannes Slok, de l'université d'Aarhus, dans Aarhus Stiftstidende, 22 mars 1964
(22) Le Malentendu avait été joué au Théâtre Royal en 1952; nous ignorons si le texte a été publié. Les Justes était publié en traduction en 1951 et représenté plusieurs fois au théâtre
(23) Cette publication était suivie de celle du "journalisme critique" et du "Témoin de la liberté" en 1973, regroupé sous le titre Opgor (Règlement de compte)
(24) Lars Bonnevie, Information, 25 août 1992
(25) Paul Behrendt, Weekendavisen, 13-19 octobre 1995

[Index] [Son oeuvre]
© Hans Peter Lund - 04/04 Article publié dans le no 70 du Bulletin de la SEC Dernière mise à jour: 20/07/04