"Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge où personne n'est innocent !" Albert Camus, in Caligula |
![]() | |
| ||
Théâtre - 1944 |
|
Voici ce qu'en écrit Camus dans l'édition américaine du Théâtre (1957)
: "La première, Caligula, a été composée en 1938, après une lecture des Douze Césars, de Suétone. Je destinais cette pièce au petit théâtre que j'avais créé à Alger et mon intention, en toute simplicité, était de créer le rôle de Caligula. Les acteurs débutants ont de ces ingénuités. Et puis j'avais 25 ans, âge où l'on doute de tout, sauf de soi. La guerre m'a forcé à la modestie et Caligula a été créé en 1946, au Théâtre Hébertot, à Paris. Caligula est donc une pièce d'acteur et de metteur en scène. Mais, bien entendu, elle s'inspire des préoccupations qui étaient les miennes à cette époque. La critique française, qui a très bien accueilli la pièce, a souvent parlé, à mon grand étonnement, de pièce philosophique. Qu'en est-il exactement ? Caligula, prince relativement aimable jusque là, s'aperçoit à la mort de Drusilla, sa soeur et sa maîtresse, que le monde tel qu'il va n'est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d'impossible, empoisonné de mépris et d'horreur, il tente d'exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu'elle n'est pas la bonne. Il récuse l'amitié et l'amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l'entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l'entraine sa passion de vivre. Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C'est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour de lui et, fidèle à sa logique, fait ce qu'il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula est l'histoire d'un suicide supérieur. C'est l'histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs. Infidèle à l'homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes. Il s'agit donc d'une tragédie de l'intelligence. D'où l'on a conclu tout naturellement que ce drame était intellectuel. Personnellement, je crois bien connaître les défauts de cette oeuvre. Mais je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes. Ou, si elle existe, elle se trouve au niveau de cette affirmation du héros : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Bien modeste idéologie, on le voit, et que j'ai l'impression de partager avec M. de La Palice et l'humanité entière. Non, mon ambition était autre. La passion de l'impossible est, pour le dramaturge, un objet d'études aussi valable que la cupidité ou l'adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater l'échec, voilà quel était mon projet. Et c'est sur lui qu'il faut juger cette oeuvre. Un mot encore. Certains ont trouvé ma pièce provocante qui trouvent pourtant naturel qu'OEdipe tue son père et épouse sa mère et qui admettent le ménage à trois, dans les limites, il est vrai, des beaux quartiers. J'ai peu d'estime, cependant, pour un certain art qui choisit de choquer, faute de savoir convaincre. Et si je me trouvais être, par malheur, scandaleux, ce serait seulement à cause de ce goût démesuré de la vérité qu'un artiste ne saurait répudier sans renoncer à son art lui-même. " |
|
© Georges Bénicourt - 01/97 | Dernière mise à jour: 13/05/01 |