"Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge où personne n'est innocent !" Albert Camus, in Caligula |
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Dès le début de la pièce, le metteur en scène plante un décor dont la
nature close
et codée représente un monde fermé sur lui même dont on ne peut
sortir. L'extérieur est exclu par le sens car la scène n'a de sens que
celui de l'absurde. La frontière entre comprendre sans pouvoir agir et
agir sans pouvoir comprendre. La scène est un monde régi par des
règles arbitraires sur lesquelles l'humain n'a pas de contrôle. La
dérision flirte avec le ridicule, le ridicule avec l'insignifiant,
l'insignifiant avec l'essentiel !
Le joueur d'échecs anacoluthe est une représentation scénique du metteur en scène frappé par le sceau de la solitude. Le monde clos de la pièce est à l'image d'un échiquier sur lequel les pièces se déplacent de manière codée sans comprendre le sens de leurs mouvements. Seul le metteur en scène peut saisir ce sens mais il ne peut communiquer avec les pièces. L'impossibilité de communiquer engendre l'absurde de la situation. Il ne peut leur dire que quoi qu'elles fassent chacun de leurs mouvements les approche un peu plus de la fin, de la mort de ce roi qui hésite dans ce monde manichéen entre blanc et noir pour son sacrifice sur la dernière case qu'il aurait aimé de couleur rouge. Car pour mourir, le roi qui ne peut se mettre en échec, doit provoquer le destin pour atteindre le mat de la délivrance. La scène joue un rôle fondamental en tant que support du texte. La représentation est une épure qui met en valeur la puissance et la profondeur d'un texte si humain qu'il en est déchirant. Aussi il est impossible de parler de performance de l'acteur Caligula, pas même d'imposture, il s'agit d'une véritable fusion qui sublime et transcende l'individu afin de lui permettre d'atteindre un de ces sommets de l'humanité. Une de ces extrémités de sens où l'homme s'interroge sur l'humanité de son existence, sur la notion même de son entité. Chaque geste de l'acteur du plus ridicule au plus absurde, du plus cruel au plus émouvant, est un respect du texte. Comme si l'acteur comprenait que ce rôle lui permettait de toucher du doigt l'essentiel de l'absurde... Autant la pièce que la mise en scène portent en leur sein les stigmates de la tragédie grecque. Une vision de ce monument verbal de l'antiquité où se mêlent l'approche nietzscheenne et camusienne de l'essence humaine. Comme si le mythe de Sisyphe s'infiltrait de nouveau dans la pensée d'Albert Camus et de son fidèle compagnon que représente le metteur en scène. Cependant dans la codification de la mise en scène de la mort, ce dernier s'est un peu plus approché du théâtre grec. Il a délaissé la démesure visuelle pour atteindre de la logique formelle. La tragédie grecque ne représentant jamais la mort sur scène à l'image de la langue qui ne parlait qu'indirectement de cette fin de la vie. De façon presque pudique, dans la tragédie, l'auteur utilisait comme intermédiaire soit un acteur soit le choeur lui même comme dans Electre de Sophocle, pour narrer l'événement fatal. Cette fois, en termes d'abstraction, cette approche est surpassée. En effet Tcheumlekdjian nous montre bien la mort sur scène mais uniquement selon le code de l'immobilité. Comme si la mort était un instantané de vie : la vie figée représente la mort. Cette dernière touche les personnages et les pétrifient. Ceci nous indique qu'ils ne sont plus vivants. Absence de mouvements, absence de liberté et donc absence de vie. Cependant dans cette mise en scène qui exploite jusqu'à l'essentiel la notion d'absurde, les personnages morts ont encore un rôle à jouer. Une fois touchés par le texte de Camus, le metteur en scène peut de nouveau leur donner vie mais dans un autre personnage. Ainsi il montre, encore d'une autre manière, l'absence d'unicité de l'humain normal dans un monde où règne la puissance de l'arbitraire et la volonté de l'absurde. Ainsi l'apparente adaptation initiale avec ses modifications inhérentes devient, dans cette analyse, une initiation à la recherche consciente de l'essence absurde du texte et via ce dernier de la pensée d'Albert Camus. Cette pensée qui saisit en somme l'absurde non pas comme une fin en soi mais comme un medium qui permet de mieux comprendre la nature humaine et de tenter d'accéder à l'un des universaux humains le plus fondamentalement critique, à savoir, l'extrémité de la vie. |
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© Nik Lygeros - 10/00 | Dernière mise à jour: 13/05/01 |