"Puisqu'on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres."
Albert Camus, in La Chute
Albert Camus

Qui est Jean-Baptiste Clamence ?
Édition de référence : Folio

Toutes les formes de récit, qu'il s'agisse de contes, de nouvelles ou de romans, s'appuient sur des personnages qui leur donnent une consistance, une épaisseur, un corps : le récit raconte ce qui arrive à quelqu'un, et tel est bien le cas dans La Chute d'Albert Camus, où nous sommes de plus confrontés à un personnage unique, qui occupe le devant de la scène aussi bien que les coulisses. J.B. Clamence est donc un personnage unique, mais qui n'est pas clair pour autant, dont l'identité est loin d'être fixée, insaisissable jusque dans les dernières pages du livre.

J.B. Clamence est un personnage insaisissable, et il revendique fortement ce refus de l'identification : sur la carte de visite qui pourrait le désigner, il ferait figurer " J.B. Clamence, comédien " 52, et c'est tout dire. Clamence, pour dire qui il est, a recours à des masques, que ceux-ci soient mythologiques (le dieu Janus bifrons, dieu des transitions – d'un lieu à un autre, d'un état à un autre – qui protège le passage de l'intérieur à l'extérieur, et inversement), empruntés au christianisme (ainsi de son pseudonyme explicite J.B. Clamence, qui renvoie à Jean le Baptiste, clamans in deserto, tandis que lui-même se donne comme un " prophète pour temps médiocres "), ou littéraires (avec la figure développée de Dom Juan, qui intervient plus ici en tant que séducteur égoïste qu'en tant que révolté libertin). Dans le décours de ses récits, J.B. Clamence se définit aussi par ses activités ou ses fonctions : il a été un avocat parisien renommé, un débauché, un pape (dans le camp de prisonniers), il est un conseiller des truands, il est " juge pénitent ".

Ces images, ces masques (ce mot se traduit par persona en grec) peuvent être significatifs quand ils sont pris isolément, mais leur accumulation peut finir par brouiller le message auprès de l'interlocuteur, et auprès du lecteur : comment concilier la figure papale avec celle de Dom Juan, Janus avec celle de l'avocat ? C'est que J.B. Clamence, même s'il intervient dans un récit plutôt court (nous n'avons pas affaire à Crime et châtiment, ni même à La Peste, d'A. Camus) est soumis à un devenir, et à une trajectoire : sa vie a été marquée par deux ponts, espaces soumis à la transition et au passage, au dieu Janus en effet. Le premier pont, où il a croisé la jeune femme qui s'est jetée dans la Seine, lui a fait prendre conscience de sa lâcheté, de son indifférence, de son incapacité à s'engager dans le réel. Le deuxième pont, celui du rire, lui a fait prendre conscience de ce que les existentialistes appellent " l'inauthenticité " de son existence. Une fois ces ponts traversés, l'avocat brillant, le séducteur, l'homme généreux, sont voués au rire et au jugement d'autrui : derrière ce que Clamence croyait être sa réalité et son identité, il ne voit plus désormais que des masques.

De l'autre côté des ponts parisiens, il y a Amsterdam, la déchéance sociale, l'avocat des truands, et le receleur du tableau volé. Mais les masques correspondent cette fois à un projet délibéré et cohérent, même s'il est complexe. Dès les premières pages, J.B. Clamence se pose en tant que " juge-pénitent ", et s'il se garde bien de définir cette fonction, il maintient par d'habiles prolepses une attente constante sur sa signification. Et celle-ci n'est délivrée que dans les dernières pages : s'accuser donne le droit de juger autrui, et la confession de J.B. Clamence n'est pas autre chose qu'un miroir tendu à son interlocuteur… et au lecteur — " Hypocrite lecteur, – mon semblable – mon frère ! ". La multiplicité des images et des masques convoqués dans le récit ne peut que contribuer à faire en sorte que chacun d'entre nous puisse se reconnaître en J.B. Clamence.

C'est ainsi que nous pouvons avoir accès à la signification d'ensemble de La Chute, particulièrement trouble et difficile : la confession n'ouvre ici sur aucune rédemption, et la chute n'est pas rachetée par la grâce. Pour employer un terme cher à Camus, la signification de La Chute est profondément nihiliste : J.B. Clamence n'est pas Jean le Baptiste qui annonçait le Christ et la possibilité du rachat ; " prophète pour temps médiocre ", et malgré toute la sympathie qu'il éprouve pour " l'autre, le crucifié "118, ou le pardon (paradoxal !) qu'il accorde au pape, il n'annonce que la mauvaise nouvelle de la chute indéfinie : " … il sera toujours trop tard. Heureusement ! "

Nous avons pu ainsi cerner (même si nous ne sommes pas arrivés à la fixer) l'identité de J.B. Clamence, figure duplice, insaisissable et floue. Mais ce flou est délibéré, il est celui de l'encre que projette la pieuvre, et le projet du comédien Janus juge-pénitent est nihiliste, et désespéré. Ou plus exactement, c'est le projet d'un homme désespéré, condamné à errer dans l'enfer froid d'Amsterdam et de l'absence à soi-même. Camus avait initialement choisi pour titrer son récit Le Cri, et cela peut expliquer plus clairement ce que nous venons de dire. On peut aussi voir dans La Chute un écho de la crise grave que traverse Camus au moment de la guerre d'Algérie, faite d'incompréhension et de malentendus. Y compris de la part de ses amis existentialistes qui se sont faits ses juges.

La Chute Dossier 1 :[Pistes d'études] [Pistes de recherches] [La question du genre] [La fonction de l'espace] [Jean Baptiste Clamence] [le rôle de l'interlocuteur] [Qui parle ?] [La question du sens...] [Amsterdam terre d'exil ?]
[Index] [Son oeuvre] [La Chute]

© Alain Salvatore - 1998-2001 Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur Dernière mise à jour: 21/11/01
L'original se trouve ici