Il peut
paraître étrange de poser une question concernant l'énonciation à propos
d'un texte qui se donne comme un récit, mais cela se justifie de
façon évidente dès lors qu'on a affaire à La Chute, d'Albert
Camus : ce récit, consiste en effet exclusivement
en un discours, et
dès la lecture des premières pages, la question du lieu d'énonciation paraît
s'imposer, tant le personnage de J.B. Clamence est complexe, et sa parole, retorse.
À la question
" Qui parle dans La Chute ? ", on peut répondre de façon
simple : c'est Jean Baptiste Clamence. Mais la simplicité n'est
qu'apparente, parce que nous avons affaire à un personnage extrêmement complexe,
doté d'une psychologie souvent labyrinthique, et soumis à une épaisseur temporelle
pesante.
Ainsi, Clamence a tôt fait de se définir comme un comédien, et
de revendiquer non pas une identité, mais une duplicité, mais des masques, parmi
lesquels on peut citer " l'avocat des justes causes ",
" le receleur du tableau volé ", " le Dom Juan du faubourg
Saint Germain ", " le pape ", " le juge
pénitent ", et l'on en passe, tant les facettes de sa personnalité sont
nombreuses, tant le personnage est insaisissable. C'est aussi que la vie de Clamence
est traversée par une ligne de fracture, creusée par le franchissement de deux
ponts : le Pont Royal, où il prend conscience de son indifférence au monde et aux
êtres (épisode de la jeune femme qui se jette dans la Seine) ; et le Pont des Arts,
où il entend un rire, qui ne lui est peut-être pas adressé, mais qui lui fait prendre
conscience du jugement que les hommes font peser les uns sur les autres en général
et sur lui en particulier. Tel est l'objet du discours de Clamence, de sa confession :
régler son compte au passé, ou au moins rendre compte du présent (le brillant avocat,
l'homme des hauteurs, désormais déchu à Amsterdam) en racontant le passé. Cette
confession s'adresse à un interlocuteur Parisien, " capturé "
au Mexico city, qu'il va captiver par sa parole, et à qui Clamence n'a de cesse
de " souffler " la sienne : à bien des égards,
l'interlocuteur de Clamence n'est autre que son double (avocat comme lui,
cultivé comme lui, ayant atteint la quarantaine comme lui), mais cela est un autre sujet.
Clamence fait donc le récit de sa vie, mais aussi il nous fait part de
ses opinions, et va même jusqu'à développer des théories, dont la plus
développée, et la plus aboutie, est celle du " juge pénitent ". La parole de Clamence est alors traversée par d'autres
paroles, parasitée, pourrait-on dire plus familièrement. Clamence est un homme
cultivé, et sa culture est profondément intériorisée, à tel point qu'on
reconnaît au détour d'une page la parole de Dante (les traîtres et le neuvième
cercle de l'enfer), Baudelaire (" Hypocrite lecteur
"), ou
Kierkegaard (l'absence à soi-même de l'homme qui vit dans son passé).
Mais la parole " sous jacente " la plus insistante est indéniablement
celle de Nietzsche : ainsi de l'amour des hauteurs, de la lumière grecque, de
la souffrance devant le jugement d'autrui et la culpabilité. Et simultanément, contradictoirement,
Clamence revendique le droit de juger les autres
Il est temps maintenant
d'évoquer Jean le Baptiste, " clamans in deserto ", qui
est le masque que Clamence a choisi pour prendre la parole dans La Chute.
Jean le Baptiste
est celui qui annonce aux hommes la bonne nouvelle de la venue du Christ, c'est-à-dire la
possibilité de la rédemption et de la grâce, après la chute et le paradis perdu. Jean
Baptiste Clamence est son exacte antithèse : " prophète vide pour temps
médiocres ", juge pénitent, il annonce le jugement et la culpabilité
indéfinis. Sa confession ne lui donne pas le droit de s'absoudre, mais elle
l'autorise à juger les autres, et à attendre qu'ils se confessent à leur
tour.
Comment
concilier, accorder, toute la complexité et toutes les contradictions de cette
parole ? On connaît le fameux " Madame Bovary, c'est moi "
de Flaubert, et l'on doit pouvoir faire dire à Camus " Clamence,
c'est moi ", quand bien même il s'en est défendu. Bien entendu,
Camus n'est pas Clamence, mais en tant qu'auteur de La Chute, il est
celui qui donne la parole : celui qui autorise à parler, mais aussi celui qui
infléchit le cours des discours. Et c'est sans doute ainsi que l'on peut
comprendre les contradictions de Clamence, la complexité du personnage et du
récit : dans une certaine mesure, " Clamence, c'est moi ",
quand Clamence est l'homme éloquent, cultivé, amoureux des hauteurs, et qui sait
aussi, quand il est un égoïste narcissique, voire Dom Juan (un écrivain peut être
lucide aussi à l'égard de luimême)
Mais il est
aussi l'Autre, l'Ennemi, l'incarnation du nihilisme et de la culpabilité
indéfinie, il est aussi une représentation des existentialistes de la revue
" Les Temps modernes ", avec qui Camus a quelques différends au
moment où il écrit La Chute. Derrière le double discours de Clamence, c'est
alors indiscutablement la voix de Camus que l'on entend.
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