"Puisqu'on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres."
Albert Camus, in La Chute
Albert Camus

Quelle est la fonction de l'espace dans La Chute ?
Édition de référence : Folio

Tout roman, et le récit La Chute ne fait pas exception, met en scène des personnages, et se développe dans le temps et dans un espace, qu'il soit réel et précisément référé (le Paris de Balzac, le Petersbourg de Gogol), ou imaginaire (les villes kafkaïennes). L'espace, dans La Chute, est complexe, il a plusieurs dimensions, et aussi plusieurs fonctions : simple décor où évoluent les personnages, comme dans tous les romans, mais aussi fonction symbolique, que nous nous efforcerons d'élucider.

L'espace premier dans lequel se déploie La Chute, c'est Amsterdam, ville de brumes et de canaux17, et cette ville n'est pas seulement, pour un écrivain français, un "signifiant géographique" exotique : Camus la fait exister et lui donne une réalité à travers des promenades le long des canaux et des ponts, au détour des rues (l'enseigne du marchand d'esclaves49), à l'abri des porches qui sentent le tabac, à travers une excursion sur le Zuyderzee et l'île touristique de Marken77 (coiffes, sabots, tabac et odeur d'encaustique…). On pourrait parler d'un espace propice à la parole (déambulations – péripatéties ? – dans les rues, le bateau du Zuyderzee101) comme le sont aussi les espaces clos du bar " Mexico City " à l'ouverture du livre, ou la chambre de Clamence dans le dernier chapitre. Le bar, malgré son nom évocateur d'un autre espace, désigne bien par métonymie la ville d'Amsterdam et ses activités économiques : bar à matelots et à prostituées.

Amsterdam constitue donc un arrière-plan "réaliste" pour La Chute, une toile de fond sur laquelle peuvent se déployer les discours de J.B. Clamence. Mais c'est aussi un espace métaphorique, qui déploie des signes explicités par Clamence pour dénoncer la violence de l'histoire (il habite le quartier Juif : cette notation lui donne l'occasion de faire une mise au point sur le crime absolu de la deuxième guerre mondiale15) et de la société (l'enseigne du marchand d'esclaves, et son écho contemporain : la prostitution). L'activité économique est réduite ici à celle des truands réunis au Mexico-City… Amsterdam est aussi un espace symbolique, dont la signification est plus générale : avec ses canaux concentriques, Amsterdam est une image de l'enfer empruntée à Dante (" Toi qui entres ici, abandonne toute espérance… "), et le Mexico City, lieu d'élection pour Clamence, est dans le dernier cercle, celui des traîtres18.

Mais Amsterdam est aussi un espace-miroir, ou plutôt un contre-espace : le maintenant-ici d'Amsterdam, où réside Clamence s'oppose à l'autrefois-Paris du brillant avocat : pour raconter maintenant, Clamence a dû vivre autrefois ; son recul présent se fonde sur une implication passée. Paris ne s'oppose pas à Amsterdam comme le paradis s'opposerait à l'enfer, car vivre implique la jouissance autant que la souffrance, et la satisfaction25-32 autant que la frustration56-69. Amsterdam est un espace neutre, atrocement neutre, une ville d'exil où s'accumulent les signes de la déchéance, qu'elle soit climatique (pluies et brumes : une hyperbole des villes du nord pour Camus le méditerranéen) ou sociale (les bas quartiers et le bar à matelots). À Paris, Clamence fréquentait le centre (le Pont Royal, le Pont des Arts), à Amsterdam, il est dans la périphérie. De façon plus explicite encore, Clamence oppose Amsterdam à Java, colonie hollandaise qui figure un Ailleurs baudelairien18, et à la Grèce103 : cette dernière référence, moins "culturelle", plus intime, intervient pour le héros de La Chute comme un paradis perdu : un espace de lumière fait pour les " cœurs purs ", aux antipodes d'Amsterdam, comme de Paris.

Enfin, l'espace dans La Chute ne se réduit pas à la géographie, même symbolique : il intervient aussi comme un concept géométrique : Clamence est obsédé par le haut et le bas, les verticales et les horizontales, la domination et la soumission. Les mots cimes, sommets, régner, cintres, au dessus, font partie de son lexique usuel. Il exècre les spéléologues. Son goût autant que sa personnalité devraient le porter vers les îles à relief (la Sicile et l'Etna, Java48-9, les îles grecques aux " échines sans arbres ") et lui faire fuir Amsterdam comme hyperbole de l'horizontalité78… qu'il a pourtant élue comme point de chute, pourrait-on dire. La chute est-elle autre chose qu'un mouvement du haut vers le bas, une déchéance, une décadence ? Ses " traumatismes " parisiens (le rire42, et la jeune femme qui se jette dans la Seine74) ont eu lieu sur des ponts qui dominent la Seine ; à Amsterdam, l'eau est partout, de plain pied dans les canaux, cernant la ville, et dans l'air brumeux : Amsterdam peut être pour Clamence une noyade.

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© Alain Salvatore - 1998-2001 Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur Dernière mise à jour: 21/11/01
L'original se trouve ici