Il peut
paraître paradoxal de s'intéresser à l'interlocuteur d'un roman,
voire d'un récit, puisque c'est ce mot que Camus a choisi pour désigner
La Chute. Pourtant, la dimension paradoxale de cette question
disparaît dès la lecture des premières pages, et même dès la première ligne :
" Puis-je, monsieur, vous proposer mes services ?
". Nous savons
ainsi que ce récit va consister
en un discours, et que celui-ci est très
précisément adressé. L'interlocuteur de Clamence, présent de la première à la
dernière page permet ainsi l'installation de la parole, autorise son développement,
mais nous verrons aussi qu'il est le lieu d'un enjeu essentiel du texte :
comment faire surgir la pénitence, et exécuter le jugement ?
Le discours, qui
intervient donc d'entrée de jeu dans La Chute permet d'installer un type
de narration très particulier. On peut être bien sûr gêné d'enchaîner dans ce
contexte les mots discours et narration, parce qu'ils sont
antithétiques, et qu'ils appartiennent à deux types d'expression littéraire
qui s'opposent ou se complètent habituellement, mais qui ne se recouvrent pas. L'utilisation du discours dans La Chute
permet à Clamence de
se raconter. On pourrait parler encore d'une narration
à bâtons rompus : toute la vie et le désordre d'une conversation,
transposés dans un récit. Clamence peut donc ainsi " sauter du coq à
l'âne ", enchaîner une description à visée réaliste (le Mexico city,
ou le " paysage négatif " du Zuyderzee) à un commentaire général
sur l'époque (" forniquer et lire des journaux "), un récit
sommaire* (sa vie à Paris) à une expérience fondatrice (le rire sur le Pont
des Arts), une anecdote (le feu rouge et le vélomoteur) et une théorie globalisante sur
le pouvoir et la domination, la description d'une enseigne (le marchand
d'esclaves) à une théorie sociologique. Clamence dans son discours convoque et
mobilise tout à la fois sa mémoire, son intelligence et ses capacités de théoricien,
et l'immédiateté de ses perceptions. La totalité décousue (mais cohérente) de
ces réflexions, impressions, affects, réactions, constitue l'histoire de Clamence,
Clamence lui-même en tant que personnage, et La Chute en tant que récit.
L'interlocuteur joue bien sûr un rôle fondamental dans cette
apparence de parole vivante : Clamence s'adresse à lui en mobilisant la
fonction phatique du discours, qui vise à établir la communication, à l'asseoir et
la confirmer : ainsi des " Monsieur ", " Mon cher
compatriote ", " cher ami ", ou " cher "
qui émaillent son discours ; ainsi encore des interpellations
(" Écoutez ", Avouez ", " Supposez ") ou
des questions (toujours oratoires) qui attestent la présence de l'autre. Mais ces
questions peuvent nous permettre d'aborder un point important : Clamence parfois
les pose à son propre compte (" Où en étais-je ? ") et
d'autres fois, le plus souvent, il reprend les questions de son interlocuteur, il les
reformule à sa place pour introduire un approfondissement :
" Comment ? J'y viens, ne craignez rien. " 40 ;
" Comment ? Pardonnez moi, je pensais à autre chose. " 43
Pour parler clair, l'interlocuteur de Clamence n'a pas d'autonomie :
sa parole est soufflée, dans le double sens que peut prendre ce verbe :
Clamence lui "souffle" ses interventions, comme au théâtre, et il lui
"souffle" la parole en l'empêchant de parler.
Il peut être
utile en ce point d'ouvrir une parenthèse : certains critiques ont vu une
fonction d'identification dans cet usage du vous, et ils rapprochent La
Chute d'un texte qui lui a été contemporain : La Modification, de
Michel Butor. Il me semble que c'est aller un peu vite, et si l'interpellation
insistante de Butor produit un effet, c'est plutôt un effet de recul et de
distanciation que d'identification. Dans La Chute, le vous sert à
produire un effet de réel, à entretenir une illusion de discours vivant, mais il ne
contribue en rien à l'identification : à qui pourrions nous bien nous
identifier dans La Chute? À l'interlocuteur falot ? À Jean
Baptiste Clamence, qui fait figure de repoussoir, et qui construit délibérément cette
image ?
Même si cet interlocuteur prend (fallacieusement, nous l'avons vu)
la parole, même s'il a un corps (" Hochez la tête " ;
" Asseyez-vous "), il n'existe pas. Plus précisément, il
n'existe pas en tant qu'autrui véritable : il est un double de
Clamence, son hologramme des décennies antérieures. Bourgeois comme lui, égaré et
"déplacé" au Mexico City comme lui, cultivé comme lui (les
références nombreuses aux Évangiles, à Dante lui sont familières), enfin (ce sont les
dernières pages qui le révèlent, mais des indices épars le laissaient supposer) avocat
comme lui. " Je savais bien que nous étions de la même race. "152
L'interlocuteur n'est autre que Clamence avant
la chute, avant le rire du
Pont des Arts, avant l'épisode de la jeune femme qui se jette dans la Seine. Et
cette identité peut nous permettre de comprendre la fonction de ce récit qui prend la
forme de discours.
Cette identité,
cette similarité des deux hommes permet à la parole de s'installer, de trouver sa
place et son débit : la différence affirmée des deux caractères aurait introduit
une conversation, voire une dispute. Si l'interlocuteur se tait, c'est un
peu à la manière d'un psychanalyste qui laisse advenir les associations
d'idées et les raccourcis de la mémoire, qui remet aussi sur le chemin quand la
digression prend trop ses aises (" Comment ?
J'y viens, ne craignez rien. "). Mais en même temps, et cela ne doit pas
être perdu de vue, le discours de Clamence est manipulateur : il est désorganisé
quant à l'ordre apparent, mais il est soumis à une intention, à un ordre
sous-jacent (qu'est-ce qu'un " juge-pénitent ", et à quoi
cela sert-il ?) qui est explicité dans les dernières lignes du texte :
"
racontez moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les
quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. "153
Clamence est un accoucheur, comme Socrate, et la maïeutique qu'il pratique est tout
aussi retorse : le transfert va pouvoir s'opérer, à travers
l'interlocuteur
et peut-être aussi le lecteur qui est invité à prendre la
parole et se faire pénitent, pour être jugé à son tour. Ainsi Clamence peut trouver
son salut
en perdant ceux qui viennent à la parole.
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