"Puisqu'on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres."
Albert Camus, in La Chute
Albert Camus

Quelle est la fonction de l'interlocuteur dans La Chute ?
Édition de référence : Folio

Il peut paraître paradoxal de s'intéresser à l'interlocuteur d'un roman, voire d'un récit, puisque c'est ce mot que Camus a choisi pour désigner La Chute. Pourtant, la dimension paradoxale de cette question disparaît dès la lecture des premières pages, et même dès la première ligne : " Puis-je, monsieur, vous proposer mes services ?… ". Nous savons ainsi que ce récit va consister … en un discours, et que celui-ci est très précisément adressé. L'interlocuteur de Clamence, présent de la première à la dernière page permet ainsi l'installation de la parole, autorise son développement, mais nous verrons aussi qu'il est le lieu d'un enjeu essentiel du texte : comment faire surgir la pénitence, et exécuter le jugement ?

Le discours, qui intervient donc d'entrée de jeu dans La Chute permet d'installer un type de narration très particulier. On peut être bien sûr gêné d'enchaîner dans ce contexte les mots discours et narration, parce qu'ils sont antithétiques, et qu'ils appartiennent à deux types d'expression littéraire qui s'opposent ou se complètent habituellement, mais qui ne se recouvrent pas. L'utilisation du discours dans La Chute permet à Clamence de … se raconter. On pourrait parler encore d'une narration à bâtons rompus : toute la vie et le désordre d'une conversation, transposés dans un récit. Clamence peut donc ainsi " sauter du coq à l'âne ", enchaîner une description à visée réaliste (le Mexico city, ou le " paysage négatif " du Zuyderzee) à un commentaire général sur l'époque (" forniquer et lire des journaux "), un récit sommaire* (sa vie à Paris) à une expérience fondatrice (le rire sur le Pont des Arts), une anecdote (le feu rouge et le vélomoteur) et une théorie globalisante sur le pouvoir et la domination, la description d'une enseigne (le marchand d'esclaves) à une théorie sociologique. Clamence dans son discours convoque et mobilise tout à la fois sa mémoire, son intelligence et ses capacités de théoricien, et l'immédiateté de ses perceptions. La totalité décousue (mais cohérente) de ces réflexions, impressions, affects, réactions, constitue l'histoire de Clamence, Clamence lui-même en tant que personnage, et La Chute en tant que récit.

L'interlocuteur joue bien sûr un rôle fondamental dans cette apparence de parole vivante : Clamence s'adresse à lui en mobilisant la fonction phatique du discours, qui vise à établir la communication, à l'asseoir et la confirmer : ainsi des " Monsieur ", " Mon cher compatriote ", " cher ami ", ou " cher " qui émaillent son discours ; ainsi encore des interpellations (" Écoutez ", Avouez ", " Supposez ") ou des questions (toujours oratoires) qui attestent la présence de l'autre. Mais ces questions peuvent nous permettre d'aborder un point important : Clamence parfois les pose à son propre compte (" Où en étais-je ? ") et d'autres fois, le plus souvent, il reprend les questions de son interlocuteur, il les reformule à sa place pour introduire un approfondissement : " Comment ? J'y viens, ne craignez rien. " 40 ; " Comment ? Pardonnez moi, je pensais à autre chose. " 43 Pour parler clair, l'interlocuteur de Clamence n'a pas d'autonomie : sa parole est soufflée, dans le double sens que peut prendre ce verbe : Clamence lui "souffle" ses interventions, comme au théâtre, et il lui "souffle" la parole en l'empêchant de parler.

Il peut être utile en ce point d'ouvrir une parenthèse : certains critiques ont vu une fonction d'identification dans cet usage du vous, et ils rapprochent La Chute d'un texte qui lui a été contemporain : La Modification, de Michel Butor. Il me semble que c'est aller un peu vite, et si l'interpellation insistante de Butor produit un effet, c'est plutôt un effet de recul et de distanciation que d'identification. Dans La Chute, le vous sert à produire un effet de réel, à entretenir une illusion de discours vivant, mais il ne contribue en rien à l'identification : à qui pourrions nous bien nous identifier dans La Chute? À l'interlocuteur falot ? À Jean Baptiste Clamence, qui fait figure de repoussoir, et qui construit délibérément cette image ?

Même si cet interlocuteur prend (fallacieusement, nous l'avons vu) la parole, même s'il a un corps (" Hochez la tête " ; " Asseyez-vous "), il n'existe pas. Plus précisément, il n'existe pas en tant qu'autrui véritable : il est un double de Clamence, son hologramme des décennies antérieures. Bourgeois comme lui, égaré et "déplacé" au Mexico City comme lui, cultivé comme lui (les références nombreuses aux Évangiles, à Dante lui sont familières), enfin (ce sont les dernières pages qui le révèlent, mais des indices épars le laissaient supposer) avocat comme lui. " Je savais bien que nous étions de la même race. "152 L'interlocuteur n'est autre que Clamence avant … la chute, avant le rire du Pont des Arts, avant l'épisode de la jeune femme qui se jette dans la Seine. Et cette identité peut nous permettre de comprendre la fonction de ce récit qui prend la forme de discours.

Cette identité, cette similarité des deux hommes permet à la parole de s'installer, de trouver sa place et son débit : la différence affirmée des deux caractères aurait introduit une conversation, voire une dispute. Si l'interlocuteur se tait, c'est un peu à la manière d'un psychanalyste qui laisse advenir les associations d'idées et les raccourcis de la mémoire, qui remet aussi sur le chemin quand la digression prend trop ses aises (" Comment ? J'y viens, ne craignez rien. "). Mais en même temps, et cela ne doit pas être perdu de vue, le discours de Clamence est manipulateur : il est désorganisé quant à l'ordre apparent, mais il est soumis à une intention, à un ordre sous-jacent (qu'est-ce qu'un " juge-pénitent ", et à quoi cela sert-il ?) qui est explicité dans les dernières lignes du texte : " … racontez moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. "153 Clamence est un accoucheur, comme Socrate, et la maïeutique qu'il pratique est tout aussi retorse : le transfert va pouvoir s'opérer, à travers l'interlocuteur… et peut-être aussi le lecteur qui est invité à prendre la parole et se faire pénitent, pour être jugé à son tour. Ainsi Clamence peut trouver son salut… en perdant ceux qui viennent à la parole.

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© Alain Salvatore - 1998-2001 Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur Dernière mise à jour: 21/11/01
L'original se trouve ici