"Puisqu'on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres."
Albert Camus, in La Chute
Albert Camus

Quel est le sens de La Chute ?
Édition de référence : Folio

À la question " quel est le sens de La Chute ", il est difficile de résister à la tentation de répondre : " vers le bas ". Et au delà du truisme ou de la boutade un peu facile, nous ne sommes pas loin de la vérité : ce récit est d'abord l'histoire d'une chute, même si une lecture approfondie peut révéler d'autres dimensions de ce texte.

C'est le philosophe allemand Edmund Husserl qui a permis de faire la distinction, quand on parle du sens, entre le " vouloir dire " (bedeutung), qui se réfère à un locuteur dans un contexte donné, et la signification (Sinn) qui transparaît dans le simple jeu du langage — simple… si l'on ose dire, car il est rarement simple — par la mise en relation des mots entre eux. Cette distinction est particulièrement opératoire à propos de La Chute d'Albert Camus, texte particulièrement complexe, parce qu'il met en scène un personnage… complexe, qui se définit lui-même comme " duplice ".

Ainsi, en ce qui concerne la signification du texte, on peut se référer à la trajectoire de l'unique personnage de ce récit, une trajectoire qui est placée sous le signe de … la chute : que fait d'autre J.B. Clamence que déchoir, entre son statut de brillant avocat parisien, et celui d'avocat des truands, voire de receleur ? Entre sa condition de séducteur, et celle d'épave dans un bar à matelots et à prostituées ? Entre sa position parisienne dominante, et sa situation " périphérique " et marginale à Amsterdam, ville qui plus est située sous le niveau de la mer ? Entre une intégration sociale forte, et son obligation présente de quémander la " sympathie " des compatriotes de passage ? Entre celui qui traverse des ponts, et celui qui finit alité dans les dernières pages du livre ?

Cette trajectoire négative, descendante, est elle-même déterminée par une chute, la chute d'un autre personnage qui intervient de façon très fugitive, mais qui pèse lourd dans le devenir de Clamence : il s'agit de la jeune femme qui se jette dans la Seine, que Clamence n'essaie pas de sauver, et qui signe selon lui le sens de sa vie : la traîtrise (Clamence compare Amsterdam au neuvième cercle de l'Enfer de Dante : celui des traîtres). Encore faut-il comprendre de quel type de traîtrise il s'agit : Clamence n'est pas un traître actif, un délateur ; il est un traître par passivité. Par non engagement, tiédeur, refus de l'investissement dans le réel, et amour exclusif de soi. C'est ainsi que l'on peut comprendre le rire que Clamence entend sur le pont Royal, et qui va signer sa déchéance : refus de la croyance complaisante à ce qui n'est plus pour lui désormais une identité (l'avocat des nobles causes), mais une image, un masque projeté par " J.B. Clamence, comédien ". Au delà du Pont Royal, il trouve le malconfort et la débauche, et enfin Amsterdam.

Ainsi, le titre La chute se réfère d'une part à une anecdote précise du récit, et à la trajectoire de son protagoniste. Mais le mot " chute " a aussi une puissance connotative qu'on ne peut négliger : la chute, c'est le péché originel, la pomme de l'arbre de connaissance, Adam et Ève chassés du paradis terrestre. Cette puissance connotative est bien sûr exploitée par Camus : le pseudonyme Clamence renvoie à Jean le Baptiste, " clamans in deserto ", le dernier prophète de l'ancien Testament qui annonce la venue du Christ et la rédemption, la possibilité du rachat et de la grâce. Or, le " héros " de La Chute est un anti-Jean le Baptiste. Par la profession de " juge pénitent " qu'il exerce maintenant à Amsterdam et qui consiste à s'accuser soi-même pour se donner le droit de juger les autres, Clamence place l'humanité entière sous le signe de la culpabilité118, de l'impossibilité du pardon et de la rédemption : " Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! ". Clamence condamne ainsi l'humanité à la chute perpétuelle, et la prive de la perspective de la grâce.

Nous pouvons évoquer maintenant le " vouloir dire " de La Chute. Et pour cela, nous devons nous référer à la situation particulière dans laquelle Camus a écrit ce texte : dans le contexte de la guerre d'Algérie, l'appel de Camus à la trêve est resté incompris ; en outre et surtout, les existentialistes, avec qui il a partagé de nombreuses valeurs, lui font grief, à travers la revue Les Temps modernes, de sa " philosophie de l'absurde ", jugée bourgeoise et réactionnaire : n'est-elle pas désespérante ? Ne détourne t'elle pas de l'action et de l'engagement ? La Chute est un récit, mais c'est aussi une réponse indirecte à ces attaques : derrière le juge pénitent, et J.B. Clamence, derrière ses positions nihilistes, ce n'est pas Camus qu'il faut voir (il a d'ailleurs déclaré que son seul point commun avec Clamence – même si nous ne sommes pas obligés de la croire… – était son amour du Christ en tant qu'homme), mais les existentialistes et leur philosophie de la culpabilité. Les Carnets de Camus, contemporains de l'écriture de La Chute, sont parfaitement clairs à ce sujet : " Temps modernes. Ils admettent le péché et refusent la grâce. Soif de martyre. "

Il importe enfin de noter que le sens de La Chute ne peut se réduire strictement ni à sa " signification ", ni à son " vouloir dire ", mais à la conjugaison des deux, qui ouvre sur une riche complexité, sur " l'entretien infini " du sens.

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© Alain Salvatore - 1998-2001 Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur Dernière mise à jour: 21/11/01
L'original se trouve ici